Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

L’immaturité affective de certains prêtres donne lieu à de graves dérives

Jean de Saint-Cheron s’intéresse à la question de l’immaturité affective des prêtres, source de tant de dérives bien identifiée par le rapport de la Ciase. Il regrette que l’Église ait été capable de reconnaître la gravité de l’immaturité dans le domaine conjugal, mais moins pour son clergé.

Les nouveaux témoignages glaçants de deux religieuses victimes de Marko Rupnik, s’exprimant en pleine lumière pour demander que justice soit faite et que la transparence ait enfin raison, au sein de l’Église, de la culture du secret qui protège non pas les victimes mais les abuseurs, et leur offrent ainsi un terrain de jeu inespéré, suffiront-ils à changer la façon de penser de la hiérarchie ecclésiale ?

Comme l’écrivait en 2021 le P. Philippe Lefebvre, dont le courage face à l’institution en matière de dénonciation des abus n’est plus à prouver, la Parole de Dieu nous engage à regarder en face « ce qui se passe quand des abus ont lieu, quand ils sont connus et pourtant tus, quand le silence s’installe, quand les victimes ne sont pas écoutées (…), quand le grand drame de la Passion se met en marche, convoque d’innombrables acteurs et met en branle des processus séculaires, d’omerta, d’intimidation et de combines internes. »[1]

En 2013, à l’époque où le pape François héritait du très lourd dossier des abus dans l’Église, ouvert avec courage par son prédécesseur, certains observateurs, notamment des psychiatres et des psychologues, pointaient que l’immaturité affective de certains prêtres était un problème plus grave qu’on ne pensait. Le cléricalisme était alors massivement désigné comme étant le cœur du problème. Sans doute a-t-il joué un rôle important et en joue-t-il toujours un dans certains mécanismes non seulement d’emprise mais de silence, et donc de protection des prédateurs. La racine du mal, cependant, était peut-être à chercher ailleurs. Terrible est l’exemple de Bernard Preynat, très malin manipulateur, qui a aussi été décrit comme sexuellement immature par le psychiatre en charge de l’expertise judiciaire.

Une immaturité difficile à déceler

Essentiellement, « l’immaturité affective décrit un retard dans le développement des relations affectives […] contrastant chez l’adulte avec le niveau du développement des fonctions intellectuelles. »[2] Cette immaturité peut donc être difficile à déceler, dans la mesure où certains immatures peuvent paraître parfaitement adultes et même brillants dans leur manière de réfléchir, d’écrire ou, s’ils sont prêtres, de prêcher. Or lorsque l’on rouvre le rapport publié par la CIASE en 2021, on constate qu’alors que le cléricalisme a droit à sa sous-partie dédiée, longue de cinq pages, le terme d’immaturité n’apparaît que trois fois dans tout le rapport, et ne concerne les prêtres qu’une seule fois (§ 1344).

Les solutions envisagées par le rapport, jugées d’ores et déjà bien mises en œuvre, sont le retardement de l’âge d’entrée au séminaire, censé permettre aux candidats de mûrir avant leur formation sacerdotale, les formations psycho-affectives dispensées pendant la formation, et le discernement personnel, en lien avec un directeur spirituel. À cela peut s’ajouter le recours, dans certains cas, à un accompagnement psychologique individuel.

Mais dans un diocèse comme celui de Paris, un tel accompagnement se fait uniquement sur la base du volontariat du séminariste concerné (§ 1350). Dans les cas d’immaturité les plus patentes, donc dangereuses, un certain nombre de séminaristes de diocèses français, ces dernières années, n’ont pas été admis à l’ordination. Certains d’entre eux, pourtant, ont trouvé refuge dans un autre diocèse et ont été ordonnés prêtres l’année suivante. Les cas désormais célèbres de Fréjus-Toulon ne sont pas isolés, certains diocèses d’Île-de-France comptant des exemples récents, passés sous silence.

Dans le domaine conjugal

Sans doute cette question de l’immaturité est-elle touffue. Mais elle est trop grave pour être prise à la légère. Comme le suggère Nathalie Sarthou-Lajus à propos des prêtres affectivement immatures, « ils sont incapables de prendre en charge l’ambivalence fondamentale des liens qu’ils entretiennent avec leurs fidèles. Ils sont, en raison de ce déni, victimes de leur propre idéalisation, de leur propre quête qui est, au départ, une quête d’absolu. L’absolu est dangereux dès lors qu’il occulte l’ambiguïté ».

En matière matrimoniale, d’ailleurs, l’Église discerne et prend très au sérieux le manque de maturité, domaine dans lequel la jurisprudence canonique est claire, puisque l’immaturité affective constitue un empêchement, c’est-à-dire une cause de nullité de mariage. Pour le dire plus clairement encore, si au moment du mariage, et même dans les mois ou années qui ont suivi, le comportement de l’un des deux époux démontre une grave immaturité affective, l’Église reconnaît facilement que le mariage n’en était pas vraiment un.

Cela est protecteur pour le conjoint, généralement victime de l’immaturité affective de celui ou celle qu’il a épousé. Car les conséquences de l’immaturité sont lourdes : possessivité, narcissisme, refus de reconnaître ses torts, réactions disproportionnées aux frustrations, incapacité à maîtriser ses pulsions, inaptitude à assumer les renoncements consubstantiel à l’engagement, chantage affectif, mensonge (à soi-même et aux autres), donc manipulation, et emprise. Si l’Église peut reconnaître la gravité de l’immaturité dans le domaine conjugal, ne le fera-t-elle pas pour son clergé ?

Amour impossible

Dans le cas des prêtres immatures, qui par définition ne sont pas mariés, les conséquences pèsent sur les victimes qu’ils se choisissent, consciemment ou non, pour « supporter » leurs douleurs d’immatures, telles qu’un célibat choisi pour de mauvaises raisons, ou non assumé. S’ensuivent des histoires d’ « amour » impossibles, des attachements déstabilisants et blessants, des jeux dangereux et pervers… Que fera-t-on pour protéger les victimes ? Certes la reconnaissance de nullité d’ordination sacerdotale est rarissime et strictement encadrée, mais le renvoi de l’état clérical existe.

Dans la France du XXIe siècle, personne, en principe, n’entre au séminaire de force, ni ne s’engage au célibat consacré sans l’avoir librement choisi. Comme dit saint Paul avec sagesse à propos de ceux qui prétendent au célibat : « s’ils ne peuvent pas se maîtriser, qu’ils se marient, car mieux vaut se marier que brûler de désir » (1 Co 7,9). Que de brûler de désir… Saint Paul ne semble même pas parler ici d’un passage à l’acte, mais des conséquences funestes d’un désir immaîtrisé, et d’un renoncement inassumé – qui n’en est donc pas vraiment un. Pour se marier, toutefois, encore faut-il être adulte.

En 2024, l’angle-mort de l’immaturité affective et sexuelle de certains prêtres continue nécessairement de donner lieu à de graves dérives. D’autant que tout ce que charrie le rapport au « père », et la confusion si fréquente du spirituel et de l’affectif, créent un terrain propice à l’emprise. Il ne s’agit pas d’ordonner uniquement des saints, ni même des héros de la maturité et de l’équilibre, mais, dès lors que les signes sont assez clairs, d’éviter les scandales. L’institution a tout à perdre à rester désarmée ou muette face au déni des manipulateurs qui n’ont jamais atteint l’âge adulte en matière affective et sexuelle. Car à prétendre ménager les derniers contingents de séminaristes, on va finir de vider les églises.

Jean de Saint-Cheron, Journal La Croix, le 26/02/2024.


(1) Ph. Lefebvre, o.p., Comment tuer Jésus ? Abus, violences et emprises dans la Bible, Cerf, 2021
(2) J.-D. Guelfi, P. Boyer, S. Consoli, R. Olivier-Martin, Psychiatrie, coll. Fondamental, 7e édition, éd. PUF, Paris, 1999, p. 53


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