Année B — 1er dimanche du Carême — 18 février 2024
Évangile selon saint Marc 1, 40-45
Vous connaissez sans doute l’importance symbolique des nombres dans la Bible. 40 est le chiffre qui parcourt les lectures d’aujourd’hui : 40 jours de déluge, 40 jours de Jésus au désert, 40 jours de Carême.
On trouve ailleurs d’autres mentions symboliques du nombre 40 : Moise, comme Jésus, se retire 40 jours sur la montagne pour jeûner ; le prophète Élie monte également vers l’Horeb, la montagne de Dieu, au terme d’une marche de 40 jours et 40 nuits ; bien sûr, l’Exode, les 40 ans d’errance du peuple libéré d’Égypte dans le désert avant d’entrer en Terre promise ; mais aussi les rois David et Salomon qui règnent tous deux 40 ans ; enfin, c’est 40 jours après la Résurrection que Jésus monte vers le Père.
Dans la tradition juive, quarante ans c’est le temps qu’il faut pour façonner un homme selon le cœur de Dieu, le temps de la maturation du disciple. On retrouve le Carême, qui est aussi un temps de maturation, de formation des disciples à la joie de Pâques.
Alors, quelles grandes lignes dégager de ces événements que le chiffre quarante rapproche ?
Le déluge est survenu, comme le dit le Livre de la Genèse, parce que « toutes les pensées du cœur de l’homme se portaient uniquement vers le mal à longueur de journée » (Gn 6, 5-8). Dieu, nous dit le texte, se repend d’avoir crée le vivant et fait de la Terre un désert maritime où erre seule, sans but, pendant quarante jours, l’arche de Noé. Vous connaissez la suite, une colombe lui apportera la promesse d’une terre émergée – d’une Terre promise et ainsi, d’une vie nouvelle.
On voit déjà se dessiner un thème que l’on retrouve dans l’Exode. Dieu a libéré son peuple de l’esclavage de l’Égypte et maintenant il erre dans le désert. Un peu comme si, à l’instar de Noé, une fois sauvé par Dieu, il devait y avoir une certaine errance ; comme si, une fois qu’on est libéré par Dieu, il y avait nécessairement une période de tâtonnement, de flou, où l’objectif, la finalité n’apparaissent pas clairement, un peu comme quand on sort de l’obscurité vers la lumière éclatante et qu’on écarquille les yeux.
De même, pendant les quarante jours qui séparent la mort de Jésus de son Ascension, les disciples ont une impression très floue de ses apparitions, comme si ce temps d’errance était nécessaire pour qu’ils comprennent de ce qui se joue sous leurs yeux.
Quarante est clairement le nombre qui symbolise le temps où l’humanité erre après avoir été libérée par Dieu – libérée du Déluge, libérée d’Égypte, libérée à Pâque de la mort.
Et au fond, toute liberté n’est-elle d’abord et avant tout une liberté d’errance ? L’exercice d’une liberté commence par la liberté d’errer, quitte à se tromper. C’est précisément ça être libre : pouvoir dans une certaine mesure se perdre, errer.
Et quand Pierre, dans la seconde lecture, rapproche notre baptême du déluge, ne rend-il pas compte justement de la liberté des enfants de Dieu ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes dans un temps d’errance entre la libération, le salut reçu à notre baptême, et la place qui nous est finalement réservée auprès de Dieu ? Effectivement, nous sommes dans cet état : déjà sauvés et pourtant en train d’encore errer et de parfois nous tromper.
Alors pourquoi Jésus va-t-il au désert ? Faut-il qu’il y subisse une épreuve ? Dieu veut-il le tester ? Est-il lui aussi en train d’errer entre le bien et le mal ?
On est juste après son baptême. Dieu vient à peine de dire « Tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie » – qui sont précisément les paroles qui, aux yeux des hommes, scellent en lui l’alliance entre la divinité et l’humanité. On pourrait dire qu’à son baptême, ceux qui l’entourent comprennent que Jésus est divin. Dans la tentation au désert, c’est l’inverse : la divinité comprend pleinement l’humain. En Jésus, Dieu se fait homme jusqu’à la tentation.
Et évidement c’est pour nous une libération. La tentation, c’est la part ultime d’humanité que la divinité accepte, justement pour nous soyons libres, totalement libres. Être tenté, ce n’est donc pas pécher, c’est au contraire envisager la plénitude de la liberté que Dieu nous donne, y compris la liberté de nous tromper. Il n’y a pas un Dieu pour nous punir de nos errances. Au contraire, il y a un Dieu qui pardonne chaque faux pas que nous reconnaissons. Précisément parce qu’il nous veut libres.
Ce qui ne veut pas dire que nous puissions faire n’importe quoi : « tout m’est permis, dira Paul, mais tout ne convient pas » (1 Co 6, 12 et 10, 23).
Le carême est précisément le travail de la tentation ; par le jeûne et l’abstinence, par certaines privations, il est un apprentissage à être tenté et à cependant maintenir un cap que l’on s’est donné.
Il est normal et tout à fait juste d’être tenté par de la nourriture quand on a faim. En organisant cependant un jeûne, nous travaillons ce sentiment de tentation, de la faim qui nous titille, d’une certaine errance entre tenir bon ou céder. Et finalement, dans cette errance, nous faisons l’exercice concret de notre fondamentale liberté.
Nous n’avons pas à avoir peur des tentations, elles sont le reflet de la liberté que Dieu nos donne. Nous n’avons pas à en avoir peur, mais nous avons à les maîtriser, les dominer pour précisément rester libres. Et c’est à ça que nous entraîne le Carême.
— Fr. Laurent Mathelot OP