Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

L’équation du pape Léon

On raconte qu’à la cour de Catherine II de Russie, début mars 1774, le grand mathématicien Euler prit à partie le philosophe Diderot, s’écriant : « (a+bn) / z = x, donc Dieu existe. Répondez !». L’encyclopédiste, pour qui l’algèbre était du chinois, n’aurait pas discerné l’ineptie de l’équation. Resté sans réponse, il serait alors rentré précipitamment en France. Cette anecdote est sans doute fausse. Il est douteux en effet qu’Euler ait usé d’un stratagème si trivial. Son propos humoristique est de relativiser la prétention encyclopédiste d’un savoir sans bornes.

A un monde qui oppose si fréquemment science et foi, le surgissement de personnalités tant religieuses que scientifiques apporte un démenti formel : de Nicolas Copernic à Georges Lemaître, de Marin Mersenne à Johann Mendel, nombreux sont les prêtres qui ont profondément marqué l’histoire des sciences. Mais nombreuses sont aussi les personnalités scientifiques devenues religieuses : le pape François était chimiste, le pape Léon est mathématicien.

Pour le rationalisme obtus, science et foi sont inconciliables, la première visant précisément à disqualifier la seconde. Là où l’on trouve une explication rationnelle, plus besoin de miracle ni, a priori, de Dieu ! Le scientisme est la croyance qu’à force d’observations et de déductions logiques, la science finira par tout expliquer. Cette opinion est démentie par la science elle-même, depuis que Gödel a démontré1, en 1931, l’existence de questions scientifiques indécidables – des questions dont on peut prouver qu’elles resteront définitivement sans réponse. Ainsi s’ouvre en sciences le champ de la foi : jamais la déduction logique n’épuisera le mystère, laissant à chacun la liberté de lui donner un sens.

Science et foi ne s’opposent pas. Toutes deux s’adressent conjointement au mystère, à l’incompréhensible auquel on fait face, qu’elles visent à éclairer. Et toutes deux marchent ensemble vers cette lumière – la science pour ce qu’on pourra expliquer, la foi pour ce qui restera mystère. Si Anselme de Cantorbéry a dit « La foi cherche l’intelligence »2 exprimant l’importance de rendre raison de notre foi, Gödel a montré que jamais la science n’aura réponse à tout, qu’il restera à poser des actes de foi face au mystère pour que la connaissance progresse.

Ainsi, que les scientistes se rassurent : on peut être mathématicien et religieux sans vivre de contradiction spirituelle, être scientifique et croyant sans se penser philosophiquement schizophrène. On vit alors cette dynamique qui voit la foi se nourrir de l’intelligence tout en lui offrant de nouvelles perspectives en retour. C’est cette dynamique qui permet à notre nouveau pape de présenter les réalités de la foi dans un discours abordable. La clarté du discours magistériel sera sans doute une des caractéristiques de ce pontificat.

Autre convergence entre le mathématicien et le religieux : le désir d’ordre et d’unité. C’est un désir profondément chrétien, que chacun peut souhaiter pour sa vie. C’est aussi le propos de la méthode scientifique : unifier les expériences dans une relation d’ordre, résoudre les équations de l’algèbre comme celles de la vie, avec des méthodes de convergence.

De la loggia de Saint-Pierre, Léon XIV l’a joyeusement proclamé : il est fils de Saint Augustin qui enseigne dans la Cité de Dieu3 : « La paix, c’est la tranquillité de l’ordre ». Dès les premiers mots du pape – « La paix soit avec vous ! » –, on a pu pressentir ce souci de l’harmonie, qui sera précieux à l’élan synodal de l’Église, à la paix liturgique en son sein, aux dialogues interreligieux et politiques. Enfin, sa devise – In Illo uno unum4 – présente, comme un étendard, son profond désir d’unité.

Quand il s’est adressé aux membres du personnel du Vatican et de la Curie5, le pape Léon a déclaré : « Chacun peut être un bâtisseur d’unité par son attitude envers ses collègues, en surmontant les inévitables malentendus avec patience, avec humilité, en se mettant à la place des autres, en évitant les préjugés, et aussi avec une bonne dose d’humour, comme nous l’a enseigné le Pape François. » Ainsi apparaît l’ultime point de convergence entre démarches scientifique et religieuse : leur finalité éminemment pratique. Il faut s’attendre, de la part de notre pape, à des discours concrets tant sur le fond que sur la forme, à des discours paisibles visant une paix concrète, dans un élan de totale cohérence.

Il y a, dans la démarche scientifique comme dans celle religieuse, une quête de l’ordre qui se cache derrière les mystères du monde, une recherche de l’harmonie ultime qui conduit concrètement à l’émerveillement et à la paix. Toutes qualités essentielles pour être un pontife face au Ciel, le cœur paisible et les pieds sur Terre.

— Fr. Laurent Mathelot OP


1 Kurt Gödel, Théorèmes d’incomplétude, 1931.

2 Saint Anselme de Cantorbéry, « Fides quaerens intellectum », Proslogion, II-IV.

3 Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre XIX, 13.

4 En lui qui est un, qu’ils soient un.

5 Audience du 24 mai 2025.


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