Le terreau familial


Année A — La Sainte Famille — 28 décembre 2025

Évangile selon saint Matthieu 2, 13-15.19-23

Nous fêtons aujourd’hui la Sainte Famille. Après la montée vers l’espérance divine que nous avons méditée pendant l’Avent, après le surgissement de cette espérance, dans la nuit de Noël, nous nous penchons sur le premier lieu de rayonnement de la joie de Dieu : la famille.

C’est aujourd’hui aussi le 28 décembre, jour de la commémoration du massacre des saints Innocents par Hérode, précisément le danger qu’ont fuit Marie, Joseph et leur nouveau-né en Égypte. La famille, à mesure qu’elle est sainte, est vue ici comme une protection de l’innocence.

La vie de Dieu a besoin d’un terreau pour grandir, c’est l’essence-même de toutes les paraboles agricoles. La vie de Dieu est blé, vigne, figuier dont nous binons la terre. Ce terreau de la vie divine que nous entretenons, c’est avant tout nôtre âme, notre esprit et notre corps mais c’est aussi le premier cercle de nos relations intimes, d’où nous irons jardiner le monde.

C’est le sens du concept d’ordo amoris ou « ordre de la charité » introduit par saint Augustin dans la Cité de Dieu : aimer Dieu avant tout, puis les biens selon leur proximité et leur valeur (famille, prochains, communauté, etc.). C’est un concept qu’il est facile d’instrumentaliser pour justifier tous les égoïsmes et les nationalismes. On l’a vu récemment évoqué aux États-Unis, pour justifier la priorité nationale en matière d’immigration. Le pape François, dans une lettre aux évêques américains, a critiqué une interprétation trop « concentrique » et restrictive de ce principe. La proximité qu’il évoque n’est pas affective – il ne s’agit pas de préférer ceux de notre tribu ou de notre sang – mais bien une proximité spacio-temporelle, ceux que Dieu nous donne de rencontrer. Il s’agit bien d’aimer le monde qui vient à nous, mais aussi de rendre compte que nous ne sommes pas les sauveurs de l’Humanité. Personne, pas même Dieu, ne nous demande d’accueillir toute la misère du monde – comme on l’entend trop souvent pour justifier l’égoïsme – mais bien la misère qui vient à nous.

Noël célébrait la lumière divine qui surgit au cœur de nos vies, la famille est le premier lieu de rayonnement de cette lumière. Si Dieu est l’amour originel qui jaillit en nous, la spontanéité d’aimer qui nous est donnée, notre entourage immédiat est son premier lieu de déploiement naturel. C’est de la confiance aimante des relations familiales que surgit notre élan vers le monde. A contrario, des relations familiales blessées brisent cet élan. Les personnes en deuil d’amour proche ont tendance à se retourner en elles-mêmes.

La famille est le creuset de l’amour humain, pour le Christ nouveau-né comme pour nous. Dans la mesure où notre famille sera sainte, surgira notre envie d’aller aimer le monde. Dans la mesure où, à travers elle, nous serons blessés, surviendra notre volonté d’isolement et d’enfermement.

L’amour familial est délicat, qui peut mener aux plus grands épanouissements personnels comme aux plus graves blessures affectives. Le manque d’amour d’un proche est toujours hélas ressentit plus douloureusement. Comme ce sont nos proches que la répercussion de nos blessures intimes affectent le plus.

La Sainte famille incarne la famille idéale, où la pureté de cœur de Marie engendre la vie divine, que protège la résolution de Joseph d’écouter Dieu plutôt que ses doutes intimes.

Nos familles ne sont pas parfaites. Nous devons reconnaître entre nous que, s’il nous arrive de nous aimer divinement, parfois nous nous blessons cruellement les uns les autres de la répercussion de nos tiraillements intérieurs. C’est la volonté de Joseph de laisser Dieu apaiser ses craintes qui nous conduit à l’amour de Marie et, à travers elle, à l’espérance d’un amour pur surgissant de nos entrailles.

Les blessures affectives provoquent en nous un double mouvement : un effondrement intérieur, un repli sur soi et une explosion extérieure : le réflexe animal de répercuter la souffrance, au moins de la diffuser, dans l’espoir d’un soulagement immédiat. Ainsi voit-on des personnes cruellement blessées, totalement centrées sur le peu qu’il reste d’elles-mêmes, toutes piques dehors.

La Sainte Famille nous offre un contre-modèle : la confiance de Marie et la résolution de Joseph – trouver Dieu vivant en nous et résoudre nos craintes dans l’accueil de cette vie divine. Le moindre repli sur soi doit nous alerter sur la nécessité de trouver au plus vite, en nous, l’amour de Dieu vivant. A défaut, nous exploserons par crainte de nous anéantir, comme Joseph aurait pu le faire en répudiant Marie.

L’ordo amoris, l’ordre de la charité, est en effet concentrique : il part de l’étincelle divine en nous, il rayonne à travers nous, vers notre famille et au-delà. Essentiellement, il décrit la dynamique de notre ouverture au monde. Mais dès que cet élan altruiste se grippe ou se fige, à cause d’une blessure ou d’une agression, surgit notre tendance au repli sur les cercles intérieurs, jusqu’à la possibilité de l’effondrement en nous-même.

Ce mouvement de repli intérieur n’est pas mauvais en soi, si c’est pour y trouver Dieu et, de là, relancer notre élan vers le monde. Le danger cependant est que nos ténèbres intérieures empêchent cette rencontre, nous laissant seuls face à notre égoïsme ou, pire au rejet de nous-même.

Il y a en nous l’étincelle de Dieu qui nous permet de rendre tous nos environnements saints. Marie nous montre qu’elle existe naturellement, Joseph nous montre comment la préserver. A mesure que nous laisserons cette étincelle divine envahir tout notre amour, nous sanctifierons le monde qui nous entoure par cercles concentriques, rayonnant ainsi de l’amour de Dieu.

Nos familles ne sont pas parfaites, qui voient surgir des blessures. Elles seront saintes si à chaque blessure, au lieu de ressentiment, nous nous recentrons sur l’essentiel de l’amour.

Que Dieu bénisse vos familles, qu’il vous donne de les rendre saintes. Ainsi vous rayonnerez intérieurement et sur le monde.

— Fr. Laurent Mathelot OP