Année C — Le Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ — 22 juin 2025
Évangile selon saint Luc 9, 11b-17
En ce jour de la fête du Saint-Sacrement, nous nous tenons devant le mystère le plus intime de notre foi : Jésus, le Pain vivant, se donne à nous dans l’Eucharistie, humble morceau de pain qui contient la plénitude de sa présence. Ce mystère n’est pas seulement un don à contempler, mais un appel vibrant à vivre notre sacerdoce commun, celui que nous avons reçu au baptême. Par l’Eucharistie, le Christ nous associe à son offrande, nous faisant devenir, dans le monde, des reflets de sa lumière, des hosties vivantes pour la gloire de Dieu et le salut de nos frères.
Imaginez un instant le désert où Jésus, dans l’Évangile, nourrit la foule affamée avec cinq pains et deux poissons. Ce lieu aride, où la faim et la fatigue pesaient sur les cœurs, n’est-il pas une image de notre monde ? Un monde désenchanté, où l’on cherche du sens sans le trouver, où l’homme semble voué à sa perte dans des conflits incessants, où Dieu semble relégué à un lointain silence. Pourtant, au cœur de ce désert, Jésus agit. Il prend le peu que les disciples offrent, le bénit, le partage et le donne. Et ce peu devient abondance, assez pour nourrir des milliers. Ce miracle nous parle de l’Eucharistie, mais aussi de notre vocation : par notre sacerdoce commun, nous sommes appelés à offrir notre « peu » – nos joies, nos peines, nos combats – pour que le Christ le transforme en vie pour le monde.
Le sacerdoce commun des fidèles, c’est cette mission d’être pain rompu, comme Jésus. Le Catéchisme de l’Église nous enseigne que, par le baptême, nous sommes incorporés au Christ, prêtre, prophète et roi (CEC §1268). Nous ne sommes pas seulement spectateurs de l’Eucharistie, mais participants à son mystère. Chaque fois que nous recevons le Corps du Christ, nous disons « Amen » non seulement à sa présence réelle, mais à notre propre transformation. Nous devenons ce que nous recevons : « Le voici, le pain des anges, il est le pain de l’homme en route », chante la Séquence. Ce pain ne nous nourrit pas pour nous-mêmes seuls, mais pour que nous portions la présence du Christ là où elle manque.
Pensez à Melkisédek, cette figure énigmatique qui, dans la Genèse, offre du pain et du vin et bénit Abram. Il est prêtre du Dieu très-haut, et son geste préfigure l’Eucharistie, où le Christ s’offre pour nous. Mais il préfigure aussi notre sacerdoce. Comme Melkisédek, nous sommes appelés à bénir le monde, non par de grands discours, mais par des gestes simples : une parole d’encouragement, un service rendu, une prière offerte dans le secret. Notre sacerdoce commun s’exprime dans ces offrandes quotidiennes, unies au sacrifice du Christ à la messe. Quand nous aimons, quand nous pardonnons, quand nous servons, nous prolongeons l’Eucharistie dans le monde, comme des hosties vivantes données pour la vie de nos frères.
Saint Paul, dans sa lettre aux Corinthiens, nous rappelle les paroles du Christ : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » Ces mots ne s’adressent pas seulement aux prêtres ordonnés, mais à toute l’Église. Faire mémoire du Christ, c’est vivre de son amour, c’est laisser son sacrifice façonner nos vies. Chaque fois que nous participons à la messe, nous proclamons sa mort et sa résurrection, non seulement par nos paroles, mais par notre manière d’être. Le sacerdoce commun des fidèles, c’est cette vocation à incarner l’action de grâce – eucharistia – dans chaque instant. Quand vous partagez un sourire avec un inconnu, quand vous portez le fardeau d’un ami, quand vous priez pour ceux qui souffrent, vous êtes prêtres, offrant au monde la présence du Christ.
Mais comment vivre ce sacerdoce dans un monde qui semble avoir oublié Dieu ?
Si nous nous penchons sur l’Histoire, nous voyons que la question de la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie était la question centrale de ce début de XIIIe siècle, quand la fête du Saint-Sacrement – la Fête-Dieu – a été instituée.
L’histoire est d’abord celle de la vision de Julienne de Cornillon, à Liège, en 1209, d’une lune échancrée, dont il manque un morceau, comme s’il manquait quelque chose au rayonnement eucharistique au sein de l’Église.
On est au temps des Cathares, une secte chrétienne prétendant que le monde est fondamentalement mauvais, créé non par Dieu mais par le Diable, que le corps humain est mauvais, soumis aux tentations, que le Christ n’est qu’un être spirituel. Ce que proposent les Cathares, c’est tout bonnement un désenchantement du monde : pour eux, Dieu a déserté la Création.
Pourtant, l’Eucharistie nous dit tout le contraire. Jésus est là, dans ce pain rompu, dans ce vin versé, dans nos cœurs transformés. Il nous invite à réenchanter le monde par notre foi. Chaque acte de charité, chaque moment de vérité, chaque sacrifice consenti est une manière de dire : « Dieu est présent, Il agit, Il aime. » Comme le chante le Psaume : « Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de Melkisédek. » Ce sacerdoce éternel du Christ, nous y participons en offrant volontiers nos vies par amour.
Le mystère eucharistique nous appelle à une conversion profonde. Recevoir le Christ dans la communion, c’est accepter d’être brisé comme Lui et donné comme Lui. Cela demande du courage, surtout dans un monde où la foi peut sembler fragile et la violence invincible. Mais c’est précisément dans cette fragilité que notre sacerdoce commun brille. Nous ne sommes pas appelés à être parfaits, mais fidèles. Comme les disciples dans l’Évangile, nous n’avons souvent que peu à offrir. Mais ce peu, donné avec foi, devient abondance entre les mains du Christ. Une écoute patiente, un mot gentil, un geste de miséricorde, un travail bien fait, une souffrance offerte, une prière fervente : voilà les pains et les poissons de notre sacerdoce commun.
En ce jour de la fête du Saint-Sacrement, laissons l’Eucharistie renouveler notre vocation baptismale. Le Christ, Pain vivant descendu du ciel, nous dit : « Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement » (Jn 6, 51). Vivre éternellement, c’est dès maintenant laisser sa présence rayonner à travers nous. Que notre vie devienne une eucharistie, une action de grâce qui redonne espoir au monde. Que nous soyons, comme le Christ, pain rompu pour nourrir les affamés, lumière pour éclairer les ténèbres, prêtres pour bénir la création.
Seigneur, toi qui te donnes dans le Saint-Sacrement, fais de nous des hosties vivantes, ta présence offerte au monde pour sa sanctification. Amen.
— Fr. Laurent Mathelot OP