Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Le Dieu jaloux


Année C — 23e dimanche du Temps Ordinaire — 7 septembre 2025

Évangile selon saint Luc 14, 25-33

Une manière très intéressante de réfléchir à notre vie spirituelle est de se pencher sur les passages de la Bible qui ne nous plaisent pas, que nous n’aimons pas ou que nous avons tendance à vouloir oublier. Se plonger régulièrement dans l’Écriture permet, à l’occasion, de buter à nouveau sur ces passages que nous avons tendance à enfouir, et de s’interroger à nouveau frais sur le pourquoi ils nous dérangent.

Les premiers versets de l’Évangile de ce dimanche sont dans doute, pour beaucoup, de ces passages qui dérangent : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. »

Le verset suivant n’est pas beaucoup plus engageant : « Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher à ma suite ne peut pas être mon disciple. » On s’éloigne assez fort d’une vision béate de l’amour chrétien. Certes, l’Évangile prône l’amour et la paix mais, pour qui le lit attentivement, il est aussi rempli de jugements sévères et d’exigences difficiles, voire d’attitudes de Jésus qui nous désarçonnent.

Prenons un exemple : saviez-vous que, dans l’Évangile de Luc, lors de la dernière Cène, Jésus demande explicitement à ses disciples de se munir d’armes ? Je cite (Lc 22, 36) : « Celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. » (38) : « Ils lui dirent : ‶Seigneur, voici deux épées.″ Il leur répondit : ‶Cela suffit.″ ». Si vous n’avez jamais entendu ce passage, c’est que pour beaucoup il est gênant. L’Église n’en parle quasiment jamais. Pourtant, il est bien dans l’Écriture : il a un sens.

Autre passage difficile : quand Jésus utilise un fouet pour chasser les marchands du Temple (Jn 2, 13-25). N’est-ce pas en flagrante contradiction avec le commandement d’aimer ses ennemis ? Il y a beaucoup de passages qui sont gênants dans la Bible, dont nous préférerions peut-être qu’ils n’y soient pas, sur lesquels nous avons tendance à faire l’impasse. Mais ce faisant, nous créons un stéréotype, une image de Jésus qui nous plaît et non tel que la Bible nous le dépeint, un Jésus tout paisible et tout doux comme nous aimerions que soit l’amour. Il n’est pourtant pas toujours tendre le doux Jésus.

Se donner une image naïve du Christ, évacuant tous ses aspects rugueux, en faire un apôtre de la non-violence, une sorte de Gandhi antique, c’est s’aveugler sur notre religion. Dans l’Évangile, Jésus s’énerve, vitupère et parfois insulte. Il souffre et il pleure. Et souvent, l’enseignement de ses paraboles est sévère. On se souvient, il y a quelques semaines, de la porte étroite et du paradis qui se ferme devant ceux qui en sont exclus (Lc 13, 22-30).

Ce genre d’obscurantisme est un danger spirituel. C’est sûr qu’à conserver l’image d’un Jésus tout doux, jamais il ne pourra nous traiter d’hypocrites comme il le fait des Pharisiens. Jamais un Jésus tout gentil ne nous dira « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de scandale » (Mt 16, 23). Pourtant, il nous arrive de le renier … en pensée, en parole, par action ou par omission.

Ainsi allons-y. Attachons-nous à ces quelques versets qui nous dérangent : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. » Préférer Dieu à tous ceux qu’on aime corps et âme, voilà bien une idée qui nous bouscule : est-ce que j’aime vraiment Dieu plus fort que tous ceux que je chéris ? Est-ce que, au moins, j’aime Dieu comme je suis amoureux ?

N’est-ce pas le retour du Dieu jaloux de l’Ancien Testament ? « Moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération » (Dt 5, 9). Faut-il donc tout sacrifier à Dieu ?

Si, a priori, l’exigence d’aimer Dieu plus que toute autre personne peut sembler terrible, elle ne l’est pas tant que ça. Déjà les parents qui ont plusieurs enfants et cherchent à les aimer équitablement rendent un culte à Dieu, à la justice de son amour. Quand nous parvenons à aimer quelqu’un au-delà de l’offense qu’il a pu nous faire, nous rendons un culte à Dieu. A chaque fois que nous considérons une personne non pas pour ce qu’elle est – et qui parfois peut être tragique – mais avec le regard d’un amour qui voit au-delà de ce qui est perdu, nous rendons un culte à Dieu. Dans tout acte d’amour qui voit les personnes non pas telles qu’elles nous apparaissent, parfois avec leur poids de difficultés, mais dans la perspective d’un amour plus grand, plus universel, nous plaçons notre espérance en Dieu. Voir au-delà de la médiocrité des gens, c’est déjà voir Dieu et son œuvre de résurrection.

On comprend alors le sens immédiat du verset suivant : « Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher à ma suite ne peut pas être mon disciple. » De fait, le disciple qui fait cet effort de voir au-delà des disputes et des offenses, d’aimer au-delà de toutes les méchancetés qu’il peut subir, doit s’attendre à voir la générosité de son amour crucifiée. La croix que Dieu nous demande de porter, ce sont souvent nos proches qui nous l’imposent. Ce sont pourtant ceux-là aussi que nous désirons le plus aimer, auxquels nous pardonnons le plus souvent, desquels nous cherchons à toujours ressusciter l’amour. La largesse de l’amour dont nous sommes capables pour nos proches, qui parfois pourtant nous blessent, est une signe vivant de l’amour de Dieu à travers nos relations.

Le commandement d’aimer Dieu plus que quiconque qui nous est proche peut sembler a priori difficile, mais c’est avant tout un commandement où Dieu nous dit : ‘laisse-moi déployer ton amour.’ Préférer Dieu à nos proches, c’est finalement mieux aimer nos proches. Ainsi nous comprenons que, pour vivre entre nous un amour qui touche au divin, il faut d’abord et plus que tout aimer Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot OP


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