Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Le dernier texte de Charles Péguy vient d’être réédité

En février 2024, les éditions Du rouge & du noir ont eu l’excellente idée de rééditer la « Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne », le dernier texte de Charles Péguy, inachevé et de publication posthume.

Le 1er août 1914, le tocsin sonne la mobilisation générale et contraint Charles Péguy à lâcher la plume au beau milieu d’une phrase : « Le catholique ne consulte les poteaux indicateurs que pour les consulter. Les protestants »… Tombé le 5 septembre 1914 sur le champ de bataille de Villeroy, l’écrivain laissera inachevée sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, publiée à titre posthume, 10 ans après sa mort. Les éditions Du rouge & du noir ont eu l’excellente idée de rééditer ce texte testamentaire d’une richesse et d’une profondeur inouïes, dont on ne peut ici que donner quelques éclats.

Premier à avoir pensé le présent

Contrairement à ce que laisse présager le titre, Péguy ne traite pas de la philosophie de Descartes, à laquelle il ne fait que de brèves allusions, mais de celle d’Henri Bergson, son « maître » attaqué par les rationalistes et les thomistes, de surcroît mis à l’index par Rome. « C’est vous qui avez rouvert en ce pays les sources de la vie spirituelle », écrivait-il le 2 mars 1914 à celui dont il fut l’élève à l’École normale supérieure et l’auditeur au Collège de France.

Comme le souligne Matthieu Giroux dans la préface de cette réédition, pour Péguy, « Bergson est celui qui a donné ses lettres de noblesse philosophiques et sa dignité ontologique au présent ». Il est le premier philosophe à avoir pensé le présent lui-même, dans toute son épaisseur et son être propre. « Que le présent est le présent. Qu’il n’est pas un futur antérieur, un moyen terme entre le futur et le passé, entre l’ultérieur et l’antérieur », développe Péguy. Il est le lieu « mouvant » où tout peut advenir, le lieu du surgissement de l’événement.

L’ignoble manteau de « l’habitude »

Or, fustige le gérant des Cahiers de la quinzaine, « le monde moderne et intellectuel ferait tout (et il a tout fait) pour s’évader de la fécondité, de la liberté, de la vie, pour échapper à ce présent qui est fécond, libre, vivant ». C’est pour « avoir la paix » et « être tranquilles » que les modernes – ou les bourgeois – ne considèrent que « l’instant d’après, l’être d’après ».

Ils ne pensent qu’à s’assurer une bonne retraite pour en jouir dans leurs vieux jours. Cette anticipation n’est rien de moins que « la mort de la vie et de la liberté ». Et Péguy d’insister : « Pour avoir la paix demain (et la paix ne s’obtient que par de l’argent), on aliène, on vend sa liberté aujourd’hui. »

C’est dans ce contexte qu’il faut entendre cette célèbre formule : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. » Tout entiers préoccupés par leur petit confort matériel dont ils sont devenus les esclaves, les modernes risquent de revêtir l’ignoble manteau de « l’habitude », qui est la négation même du présent.

Imperméables à la grâce

Et l’habitude, cette carapace faite de conformisme et de « tout fait », les rend imperméables à la grâce. « Mais les pires détresses, mais les pires bassesses, les turpitudes et les crimes, mais le péché même sont souvent les défauts de l’armure de l’homme, les défauts de la cuirasse par où la grâce peut pénétrer dans la cuirasse de la dureté de l’homme. Mais sur cette inorganique cuirasse de l’habitude tout glisse, et tout glaive est émoussé. »

Péguy a trouvé l’antidote à ce poison de l’habitude qui sclérose les bourgeois et les « bons chrétiens ». Il s’agit de l’espérance, cette vertu qui est selon lui « la source et le jaillissement de grâce, car elle est celle qui constamment dévêt de ce revêtement mortel de l’habitude ». Si « cette petite fille de rien du tout », comme il l’a nommée dans le Porche du mystère de la deuxième vertu, est la plus grande des trois vertus théologales, c’est d’ailleurs parce que sans elle la foi et la charité auraient pris « chacune de son côté l’habitude même de Dieu ».

À lire
Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, de Charles Péguy, R&N, 23 €.

Alexia Vidot,
publié sans La Vie, le 3 avril 2024.


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