Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

La montée mystique vers Dieu


Veille de l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie — 14 août 2025

Évangile selon saint Luc 11, 27-28

En cette veille de la solennité de l’Assomption, où nous célébrerons demain la gloire de Marie élevée corps et âme au ciel, l’Évangile nous offre un passage bref mais percutant, comme un seuil discret vers le mystère qui nous attend. « Tandis que Jésus parlait ainsi, une femme s’éleva du milieu de la foule et lui dit : ‘Heureuse la mère qui t’a porté en elle, et qui t’a nourri de son lait !’ Alors Jésus lui déclara : ‘Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent !’ » (Lc 11, 27-28).

Quelle scène vivante ! Une femme, touchée par les paroles de Jésus, s’exclame avec une spontanéité qui nous ressemble. Elle loue le lien charnel, cette intimité physique entre une mère et son enfant : le ventre qui l’a porté, le sein qui l’a nourri. C’est une béatitude instinctive, ancrée dans la chair, dans ce que nous connaissons tous de l’amour humain – cet attachement viscéral qui nous lie aux nôtres. Pourtant, Jésus, avec une douceur ferme, déploie le regard : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent. » Il ne nie pas le bonheur de la maternité, mais il l’élève au ciel. Le vrai bonheur, dit-il, naît d’un lien spirituel, d’une incarnation active et fidèle de la Parole de Dieu dans nos relations. C’est comme s’il nous invitait à passer d’un amour enraciné dans la terre à un amour qui se reçoit de Dieu et s’élève vers le divin, prélude à l’Assomption que nous fêterons demain.

Marie, bien sûr, est au cœur de ce passage, même si elle n’est pas nommée. Elle est cette mère heureuse dont parle la femme de la foule, celle qui a porté Jésus en son sein et l’a nourri. Mais Jésus nous révèle que son bonheur ne s’arrête pas à ce lien charnel ; il jaillit d’abord de son écoute parfaite de la Parole divine. Souvenez-vous de l’Annonciation : « Qu’il me soit fait selon ta parole » (Lc 1, 38). Marie est bienheureuse non seulement parce qu’elle est mère selon la chair, mais parce qu’elle est la première à garder authentiquement la Parole en son cœur, à la laisser fructifier en elle comme une semence divine. Ici Jésus ne méprise pas l’attachement charnel, il lui rend sa perspective célèste : le lien spirituel transcende le charnel, il le porte à son accomplissement. Et c’est là un jalon essentiel pour notre propre montée vers le ciel. Car si Marie, modèle de tous les croyants, a parcouru ce chemin du charnel au spirituel, n’est-ce pas une invitation pour nous à faire de même ?

Imaginons un instant le parcours de Marie, ce passage progressif de l’attachement charnel à un détachement spirituel qui la prépare à l’Assomption. Tout commence par une intimité profonde, presque fusionnelle. À l’Annonciation, Marie accueille la Parole non seulement dans son esprit, mais dans sa chair : « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Jn 1, 14). Elle porte Jésus en elle, neuf mois de grossesse où chaque battement de cœur, chaque mouvement de l’enfant, tisse un lien indéfectible. Avez-vous déjà songé à cela ? À cette jeune fille qui sent la vie divine grandir en son ventre, qui endure les fatigues et les joies d’une maternité ordinaire, mais habitée par l’extraordinaire ? Puis vient la naissance à Bethléem, dans la pauvreté d’une étable : Marie enveloppe Jésus de linges, le nourrit de son lait, le berce contre elle. C’est l’attachement charnel à son apogée, cette tendresse maternelle qui protège, qui nourrit, qui peut-être s’inquiète déjà.

Et l’inquiétude surgit bientôt, comme un premier craquement dans cet attachement fusionnel. Souvenez-vous de l’épisode au Temple, quand Jésus, âgé de douze ans, reste à Jérusalem sans que ses parents le sachent. Marie et Joseph le cherchent trois jours durant, le cœur serré d’angoisse. « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois comme ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! » (Lc 2, 48). Ici, l’attachement charnel se manifeste déjà dans la douleur de la perte, dans cette peur viscérale d’une mère qui craint pour son enfant. Jésus pourtant répond : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » (Lc 2, 49). Déjà, il invite au détachement, à reconnaître que le lien spirituel – être aux affaires du Père – prime sur le charnel, si soluble dans l’inquiétude. Marie sans doute ne comprend pas tout, mais elle garde ces choses en son cœur (Lc 2, 51), laissant la Parole la modeler encore.

Ce détachement s’impose implacablement au pied de la croix. Là, Marie assiste à la crucifixion de son fils ; elle voit le fruit de sa chair livré à la mort. « Près de la croix de Jésus se tenait sa mère » (Jn 19, 25). Imaginez ce glaive prophétisé par Siméon traversant son âme (Lc 2, 35) : la chair qu’elle a portée est maintenant déchirée de souffrances, le sang qu’elle a nourri coule à terre. C’est le summum du détachement imposé – non pas un abandon froid, mais une offrande douloureuse où l’attachement charnel doit totalement céder la place à la confiance spirituelle. Jésus lui-même scelle ce passage en lui confiant Jean : « Femme, voici ton fils » (Jn 19, 26), élargissant sa maternité à l’Église entière. Enfin, il y a le tombeau vide : Marie n’est pas mentionnée parmi les femmes qui courent annoncer la Résurrection, mais son silence est éloquent. Face à l’absence physique de son fils, elle garde la Parole en elle, attendant la Résurrection dans la foi. Ce silence n’est pas un vide abyssal ; il est plein de l’écoute spirituelle qui la prépare à être assumée elle-même au ciel, à retrouver son fils.

Et nous, frères et sœurs, où en sommes-nous dans ce parcours ? Notre vie spirituelle n’est-elle pas souvent entravée par des attachements charnels – non seulement aux personnes, mais aux biens, aux sécurités, aux habitudes qui nous retiennent au sol ? Nous aimons comme cette femme de la foule : nous nous attachons à ce qui est visible, tangible, charnel. Mais Jésus nous appelle à plus : à écouter et garder la Parole dans toutes nos relations humaines, à laisser le lien spirituel nous détacher progressivement des liens terrestres pour emporter notre amour vers le divin.

Demain, nous contemplerons Marie assumée, corps et âme, au ciel – fruit ultime de ce détachement spirituel. Mais aujourd’hui, en cette veille de fête, apprenons d’elle la confiance en la Parole de Dieu, la primauté de la foi sur les attachements terrestres, la perspective céleste de nos amours charnels. Comme une mère qui, après avoir porté et nourri son enfant, apprend à s’en détacher, parfois douloureusement, pour mieux le retrouver en Dieu, prête à l’Assomption de sa propre vie.

Que Marie nous guide sur ce chemin vers le ciel : « Qu’il me soit fait selon ta Parole. » Amen.

— Fr. Laurent Mathelot OP


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