Cet article est une réflexion sur l’opportunité d’afficher le caractère catholique – le C – de l’UCLouvain, écrit à l’occasion de la prochaine venue du pape François pour la célébration de son 600e anniversaire.
π = 3,14159265359 … C’est une définition bien connue des écoliers, celle du rapport de la circonférence au diamètre d’un cercle. Un nombre que chacun mémorise avec le nombre de décimales qu’il souhaite. Le mystère de π réside dans les trois petits points dont on devrait toujours le faire suivre. En effet, nous ne finirons jamais d’en déterminer les décimales. π est de ces nombres qu’aucune équation rationnelle ne peut prédire, un nombre qui échappe à tout calcul fini, un nombre que les mathématiciens appellent, à juste titre, « transcendant ».
En science, π est partout. Pourtant personne n’en connaît, ni n’en connaîtra jamais la valeur exacte … La question de la détermination de la dernière décimale de π est de ces questions qui ont un sens transcendant, qui sont logiquement bien formulées mais qui n’ont pas de réponse rationnelle accessible.
La découverte des questions indécidables
En 1931, le logicien autrichien Kurt Gödel (1906-1978) publia un article désormais célèbre qui révolutionna la pensée mathématique. Il contenait deux théorèmes, dits Théorèmes d’incomplétude, qui établissent que, dans tout système logique suffisant pour faire de l’arithmétique (du calcul), il existe toujours une question indécidable – une question fondée, dont le système ne pourra jamais démonter ni la véracité, ni la fausseté. C’était la fin du dogme des mathématiques – et de la science en général – comme citadelles de certitude. Il était désormais acquis que la science ne pourrait pas tout prouver. On mesure l’impact philosophique de tels théorèmes.
Depuis, les mathématiciens ont déterminé dans leur champ de nombreuses questions indécidables, certaines portant les doux noms d’Axiome du choix1 ou d’Hypothèse du continu2. Ce sont des affirmations dont on a désormais la preuve que l’on ne pourra jamais prouver si elles sont vraies ou fausses. S’ouvre dès lors en sciences le champ de la foi.
S’il n’est en effet pas possible de prouver qu’une affirmation est fausse, je suis libre de la croire vraie et inversement. Les mathématiciens ne s’en sont pas privés. Notamment, ils produisent aujourd’hui des théorèmes qui assument que l’Axiome du choix est vrai puisque personne ne pourra jamais prouver qu’ils ont tort. Mais cela reste un acte de foi : ils ne pourront non plus jamais prouver qu’ils ont fondamentalement raison.
Si on considère l’Université comme un temple du savoir et de la science, depuis 1931, on ne peut plus la considérer, au sens strict, comme un temple de la rationalité, un bel édifice qui, à force de déductions logiques, parviendrait à expliquer le monde. Au contraire, depuis Gödel, on doit prendre en compte qu’à coté de la déduction rationnelle, la science progresse aussi en tranchant l’irrationnel.
La preuve ontologique
Une preuve ontologique est une preuve d’existence. Quand on évoque La preuve ontologique, on parle de l’existence de Dieu. Emmanuel Kant (1724-1804) a démontré3 l’impossibilité de toute preuve ontologique, exposant que l’existence n’ajoute rien ni au concept d’une chose, ni à la chose elle-même. En effet, cent dollars imaginaires, privés donc de l’existence, n’ont pas du tout la même valeur que cent dollars réels. Il s’agit en soi de deux concepts différents, aux propriétés différentes. Pour le dire autrement, la définition d’un objet implique son existence avec toutes ses propriétés.
Il n’est ainsi pas possible de prouver l’existence de Dieu à partir du concept qu’on en a : soit il est Dieu et il existe, soit il n’existe pas, il est un pur concept et il n’est pas Dieu. Remarquons qu’il n’est ainsi pas plus possible de démontrer son inexistence. Ni le croyant, ni l’athée ne pourront prouver qu’ils ont raison. La question ontologique est une question indécidable. La foi en Dieu est fondamentalement libre. On rejoint ici saint Thomas d’Aquin quand il parle non de preuves mais de voies rationnelles vers la certitude de l’existence de Dieu4.
Le plongement dans le réel
Nous n’allons pas attendre d’avoir déterminé la valeur exacte de π pour calculer la circonférence d’un cercle à partir de son rayon. Nous ne le pourrons pas. Nous allons devoir tronquer ce nombre, utiliser 3,14 par exemple. Il nous faut, pour les nécessités du calcul, déterminer la dernière décimale de π que nous savons pourtant indéterminable. Le plongement dans le réel nous oblige à assumer un choix, celui d’une rationalisation particulière des concepts irrationnels. Ce faisant on pose un dogme, une manière de trancher l’indécidable, qui nous contraint par la suite.
« Quelle est la dernière décimale de π ? », « Dieu existe-t-il ? » sont autant de questions indécidables que le plongement dans le réel nous oblige à trancher.
Or les Universités sont fondamentalement plongées dans le réel. La science vise à décrire le monde tel qu’il est, même si on sait désormais qu’elle n’arrivera jamais à bout de ce bel objectif, qu’elle devra inéluctablement trancher des questions indécidables pour progresser.
Dire que le monde est ou n’est pas le même, avec ou sans Dieu, c’est trancher l’indécidabilité de la question ontologique. Mais c’est surtout envisager deux mondes fondamentalement différents. Dieu est nécessairement concret pour le croyant, avec tout ce que cela engendre de perspectives nouvelles sur l’homme et la création.
On ne définit pas exactement la même anthropologie, la même sociologie, la même psychologie, la même éthique, ni donc la même médecine, selon qu’on soit chrétien, musulman, juif, bouddhiste ou athée parce qu’on ne partage pas exactement le même concept de l’homme et de la vie. Je tiens même qu’on ne pose pas le même regard sur l’histoire, sur la littérature et sur la science elle-même qu’on soit croyant ou athée.
Il faut des universités catholiques, des universités athées, des universités qui assument leurs visions différentes du réel, leur manière propre de trancher l’indécidable, leurs inéluctables actes de foi.
Le C de l’UCLouvain, contrairement à d’autres sigles universitaires, a le mérite d’exposer explicitement l’a priori qu’elle pose sur l’irrationnel du monde. Alors que d’autres universités sont encore dans le déni de leurs dogmes.
— Fr. Laurent Mathelot OP
1 Dans tout ensemble non-vide, il est possible d’opérer un choix parmi ses éléments.
2 Il existe un ensemble qui contient strictement plus d’éléments que l’ensemble des nombres et moins que l’ensemble des points sur une droite.
3 Emmanuel Kant, De l’impossibilité d’une preuve ontologique de l’existence de Dieu, Critique de la raison pure, Deuxième division, Livre II, Chapitre III, Quatrième section.
4 Thomas d’Aquin, Les cinq voies, Somme théologique, Ire partie, question 2, article 3 : « Dieu existe-t-il ? »
Photo de couverture : Kurt Gödel.