Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

« Je revendique de pleurer sur tous les morts »

Marie-Armelle Beaulieu vit à Jérusalem depuis plus de trente ans. Rédactrice en chef de Terre sainte magazine et chroniqueuse à La Croix, elle a accepté que nous partagions exceptionnellement cette lettre adressée à ses amis le 10 octobre, après l’attaque du Hamas contre Israël.


Chers amis,

Devant le nombre de personnes qui ont la gentillesse de vouloir prendre de mes nouvelles, je suis contrainte à écrire ce mot collectif. Pardon pour la longueur, il précède un long silence sur l’essentiel.

Tout d’abord merci. Je vais bien, je ne cours pas de danger immédiat. Parce que je ne suis ni juive ni palestinienne, parce que ça se voit, je dirais ici « ça se flaire ». Le risque qu’une roquette qui tomberait sur Jérusalem m’atteigne est infinitésimal et je ne vais pas aller, avant un bon moment, en dehors du périmètre de l’agglomération. Je n’ai pas un tempérament qui me porte à m’inquiéter pour ma vie.

Jérusalem où je vis est atterrée et les gens restent chez eux, suivant les directives de la sécurité civile. Je suis amenée à me déplacer pour des raisons professionnelles. Dans les deux réalités de la ville, arabe et juive, le constat est le même. 75 % des magasins sont fermés, il y a peu de gens dans la rue. C’est, de fait, moins dû au risque pour nos vies qu’au sentiment d’anéantissement éprouvé par chacun.

Une situation appelée à exploser

Nos âmes sont mises à rude épreuve depuis samedi. Je condamne sans hésitation les massacres perpétrés par le Hamas. Le nombre de morts est non seulement effarant, mais les conditions dans lesquelles des civils, enfants, femmes, personnes âgées, ont été assassinés sont barbares. Les morts de la rave party, le pogrom du kibboutz de Be’eri sont inqualifiables dans l’horreur.

Suis-je surprise, par tout ce qui se passe depuis samedi : oui. Surprise, atterrée, effarée, glacée, sidérée. Pour autant, quiconque suit la situation palestinienne savait qu’elle était intenable et exploserait. Cela fait des mois que l’on s’interrogeait sur la possibilité d’une troisième intifada. Avant samedi 7 octobre, l’année 2023 était déjà la plus meurtrière depuis des années dans les deux camps israélien et palestinien. En revanche, personne n’aurait imaginé cette forme. Et dans la faillite des services israéliens et dans la barbarie du Hamas.

Le volcan couvait, on le savait. Et de la part des Églises, ce n’est pas faute d’avoir alerté. J’espère que ceux qui ont créé ces conditions en répondront un jour. Hier, un jeune Israélien m’a dit : « Vraiment nous sommes surpris ? Comme si nous n’avions pas été assez arrogants en croyant que nous avions réduit 5 millions de Palestiniens à vivre comme des indiens (“natives Americans”) dans les réserves que nous leur laissions… »

Plus tard, dans la conversation, il m’a dit qu’il avait été soldat d’élite et qu’il avait tué des quantités de Palestiniens et qu’à l’époque il était « à l’aise avec ça ».« C’était comme descendre un paquet d’ordures, ce n’est pas agréable, mais ça le fait. » Et il a poursuivi : « Un jour, dans mon unité, l’un d’entre nous a protégé la vie d’un terroriste contre tous ceux qui voulaient le lyncher. C’est lui le héros. Tuer, c’est facile, c’est à la portée de n’importe quel imbécile. Voir l’Homme dans ton ennemi, c’est ce qui fait de toi un Mensch, un être humain. Ce jour-là, j’ai grandi en regardant ce que les héros savent faire. »

Punition collective

Ce qui est arrivé aux Israéliens est innommable, ce que de nombreux Israéliens réclament, l’élimination pure et simple de 2 millions de Gaziotes, ne l’est pas moins. Les mesures prises par le gouvernement israélien de coupure d’eau et d’électricité ne sont pas prises pour éradiquer le Hamas comme indiqué, mais pour punir collectivement une population qui vit sous le joug de ces radicaux musulmans depuis 2006.

Tous les gens que je rencontre sont dévastés. Y compris les Palestiniens que je connais. Je n’ignore pas que certains se réjouissent encore. Encore qu’entre les réjouissances de samedi matin, à l’idée que la sécurité israélienne puisse avoir été ainsi déjouée, et la réaction aujourd’hui à l’idée des réactions en cascade, il y a d’immenses différences.

Et moi là-dedans ? J’aime les deux peuples, chacun pour des raisons différentes. Plus qu’ils ne le peuvent imaginer. Je trouve les deux légitimes à vivre sur cette terre. Je reconnais les deux.

Partir ? J’ai choisi cette terre et ses habitants, et n’ai pas l’intention de les quitter. Depuis vingt-cinq ans que je vis ici, j’ai travaillé à mon échelle à rendre les voies de la conciliation possibles, à défaut de réconciliation avant longtemps. J’ai refusé d’épouser les discours de l’un contre l’autre. J’ai travaillé à ne pas me laisser empoisonner par la haine. Ce n’est pas faute de voir de quoi basculer. Je refuse d’avoir à choisir maintenant, même si le prix à payer est de me faire insulter des deux côtés.

Je ne suis ni israélienne ni palestinienne. Je ne prétends pas être neutre. Je prétends – comme l’ont dit les papes venus ici – que ce pays a besoin de ponts et non de murs. Je revendique de pleurer sur tous les morts, sans distinction de sexe, de religion, de parti politique. Je prétends que la situation dans laquelle nous sommes est la preuve qu’on ne peut pas continuer à ignorer les droits des Palestiniens à vivre dans la dignité, sur la terre où ils ont vu le jour et leurs pères avant eux.

J’ai dû prendre la décision de refuser d’intervenir dans des médias aux formats courts qui ne me donnent pas l’occasion de m’exprimer dans la nuance. Et d’ailleurs j’entrerai dans le silence avec soulagement.

La suite du Christ

Ma voie, ici, est celle d’une suite du Christ assumée. Ma voie, ici, est de vivre des Évangiles et de m’en nourrir. Ma voie, ici, est la contemplation de la croix et celle du vide du tombeau, avec la sérénité que donne aux heures les plus sombres cet acte de foi :

« Le Christ est ressuscité des morts ! Par la mort il a vaincu la mort ! et il a donné la vie à ceux qui sont dans les tombeaux ! »

« Χριστός Ανέστη εκ νεκρών, θανάτω θάνατον πατήσας και τοις εν τοις μνήμασιν, ζωήν χαρισάμενος. »

هذا هو اليوم الذي صنعه الرب، فلنفرح ولنتهلل به المسيح قام من بين الأموات ووطئ الموت بالموت ووهب الحياة للذين في القبور

Si vous avez lu jusque-là, vous avez droit à un bonus. « Vous avez appris qu’il a été dit : “Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.” Eh bien ! moi, je vous dis : aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt 5, 43-48). »

Aimons à perdre la raison. Aimons à n’en savoir que dire !

Marie-Armelle Beaulieu
Journaliste, rédactrice en chef de Terre Sainte Magazine


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