Évangile de Jean 3, 16 – 18
Liberté par le Père,
Egalité par le Fils,
Fraternité dans l’Esprit
“Dieu”: le mot le plus énigmatique. Personne ne sait dire exactement ce qu’il signifie. A placer dans le dictionnaire des noms propres ou celui des noms communs ? A écrire avec ou sans majuscule ? Le charretier le crache comme un juron qui le soulage alors que le mystique murmure qu’Il est celui dont on ne peut rien dire. Les trois grands maîtres de notre temps ont proclamé sa disparition: Nietzsche crie qu’il est mort; Freud dénonce dans la religion “une illusion” et Marx “l’opium du peuple”.
“Je crois en Dieu. Je suis incroyant. J’ai perdu la foi”: que signifient ces déclarations si finalement on ne peut dire de quoi ou de qui il est question ? Pourtant n’est-ce pas la question la plus importante qui se pose à l’homme ? Loin d’être une occupation théologique réservée à certains penseurs, la question de Dieu commande la destinée de l’homme et des peuples, et donc la marche de l’histoire. Risquons donc un rapide tour d’horizon.
« Si Dieu n’existe pas, tout est permis » : cette réplique d’un personnage de Dostoïevski est fausse évidemment. Des hommes qui se disent athées sont capables de vivre une morale de grande valeur : leur conscience les incite à lutter contre les injustices, à défendre la vie des misérables et des esclaves. Ils s’attribuent même plus de mérites puisque leur engagement est désintéressé, sans espoir d’une récompense du côté du ciel.
Néanmoins l’histoire de tous les peuples montre l’omniprésence de la religion : partout et toujours on remarque la quête du sacré, la recherche, au moins vague, d’une transcendance, la pratique de certains rites, de la prière, de pèlerinages, la construction d’édifices religieux, la délimitation entre profane et sacré.
Tous les peuples de l’antiquité étaient polythéistes et les vestiges de leurs temples et de leurs statues nous impressionnent encore. Mais à travers le panthéon innombrable de Ra, Thot, Zeus, Vénus et tant d’autres, n’adoraient-ils pas les forces de la nature qui les angoissaient et dont dépendait leur subsistance ? Ou ne projetaient-ils pas sur ces dieux leurs passions trop humaines : la toute puissance paternelle, la séduction du corps féminin, le racisme, l’envie de meurtre ?
Or, dans un coin de cet univers rempli de dieux, un phénomène curieux apparaît : au Proche-Orient, un petit peuple, à la surprise générale, se distingue de tous les autres. Perdu au milieu des grands empires qui souvent l’envahissent, le briment, l’écrasent, Israël proclame que tous les dieux sont des idoles vides et qu’il n’y a qu’un seul Dieu qui a créé le monde et qui s’est révélé à lui. On ne peut le représenter d’aucune façon, ni image ni statue. A sa demande, on lui a bâti une Maison somptueuse mais le cœur de cette demeure n’est accessible à personne sauf au Grand Prêtre qui ne peut pénétrer derrière le voile du Saint des Saints qu’une fois par an. Dans cet espace vide se trouve l’arche d’Alliance qui contient l’essentiel de la Loi que Dieu a donné à son peuple pour qu’il soit son code de vie : les Dix Commandements.
Le Dieu suprême que les peuples de cette région de Canaan appelaient El ou Elohim (au pluriel) a révélé son vrai nom à Israël : YHWH. 4 consonnes donc nom imprononçable. Il semble être la forme du verbe être aux trois temps, passé, présent et futur. « J’étais – Je suis – Je serai ». Matin et soir, tous les jours de sa vie, tout fils d’Israël doit proclamer la profession de foi fondamentale : « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est Seigneur unique ». Tout Juif espère mourir en prononçant le dernier mot : EHAD = UN. Et il doit accepter le martyre si on veut l’obliger à renier cette foi.
Cette révélation du Dieu unique a des conséquences infinies : il n’y a qu’un monde qui nous a été confié et dont nous devons prendre soin ; il n’y a qu’une humanité donc aucune supériorité d’un homme sur l’autre, d’un peuple sur l’autre ; l’amour de l’homme et de la femme est la merveilleuse image de ce Dieu ; l’histoire n’est pas un éternel retour, une fatalité dictée par les caprices des dieux mais l’accomplissement du projet de Dieu qui propose à l’humanité de vivre selon sa Loi. Car le choix d’Israël n’est pas un privilège mais une mission, une vocation.
Un jour surgit Jésus de Nazareth
Toute sa vie, il a été fidèle au « shema », il prie tous les psaumes à Dieu avec lequel il entretient une relation toute particulière : il l’appelle « abba- papa » ; il est son Fils bien-aimé, chargé d’inaugurer son règne sur terre. Il observe fidèlement tous les commandements de la Loi car il ne vient pas l’abolir mais l’accomplir. Méconnu par les autorités, considéré comme un blasphémateur, il est condamné et mis à mort sur une croix.
Mais peu après, ses disciples réapparaissent complètement changés et ils affirment que Jésus leur est apparu vivant, qu’il les a comblés de l’Esprit de Dieu afin d’annoncer cette Bonne Nouvelle à Israël et au monde entier.
Devant cette Révélation ahurissante, on peine à imaginer l’ébullition des esprits, l’échauffement des débats, la joie de certains, la colère des autres. Comment penser l’impensable ? Oui il n’y a qu’un Dieu, mais l’homme Jésus est plus qu’un prophète. On ne peut le reléguer dans la liste des grands prophètes. Il est Fils : qu’est-ce à dire ? En outre l’Esprit qu’il a envoyé ne peut plus être seulement considéré comme une inspiration temporaire, un coup de vent, une aide. Qu’est donc au fond l’Esprit de Dieu ?
La Torah certifiait que Dieu YHWH est unique, invisible, indicible. Mais également qu’il communique avec les hommes par « la Parole de Dieu ». Et qu’il est doué d’une sagesse, d’un Esprit extraordinaire. Maintenant les premiers disciples arrivent à la conclusion que Parole et Esprit de Dieu ne sont pas que des métaphores. Que Dieu est UN mais en même temps Père, Fils et Esprit.
Cette ouverture de la foi – inacceptable et refusée par la grosse majorité d’Israël – s’est répandue à une vitesse étonnante. Jésus étant mort au printemps 30 (selon notre calcul actuel), déjà en l’an 57, Paul termine sa 2ème Lettre à la communauté de Corinthe par une salutation restée célèbre puisqu’elle ouvre désormais nos célébrations eucharistiques : « La grâce de notre Seigneur Jésus, l’amour de Dieu et la communion du Saint Esprit soient avec vous tous » (2 Cor 13, 13).
Et l’évangile de Matthieu (années 80) témoigne de la pratique de l’Eglise qui applique le discours d’envoi du Ressuscité disant aux apôtres :
« Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez : dans toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Matt 28, 18)
Au milieu du 2ème siècle, Théophile d’Antioche parlera en grec de « trias », que Tertullien, au siècle suivant, traduira en latin « Trinitas ». D’où notre mot Tri-Unité, qui a le malheur d’apparaître comme une abstraction alors qu’il s’agit de Vivants, de Super-Vivants.
Sans la Trinité, que dire ?
Notre raison évidemment achoppe sur un mystère qui lui échappera toujours. Des sceptiques nous écoutent avec un sourire narquois ; on nous accuse de retomber dans le polythéisme ; même des chrétiens ne voient pas en quoi cela les concerne. Et pourtant !…
- S’il y a des dieux, l’humanité retombe dans l’idolâtrie. On le voit aujourd’hui dans la mythologie moderne : le culte du veau d’or, de la puissance de l’argent et du sexe, l’obsession des objets, le culte des vedettes(« Johnny c’est mon dieu » hurle un fan à la sortie d’un concert), les liturgies de la Coupe d’Europe dans les temples du sport, le gaspillage effréné qui détruit la création et affame des centaines de millions de misérables. La puissance des idoles est telle qu’elle séduit les multitudes qui n’en remarquent même pas la perversité. Vous ne voyez pas que l’effritement de l’Eglise occidentale n’est pas dû à la persécution violente ?
- S’il n’y a qu’un Dieu, le danger est le fondamentalisme, l’intolérance , l’élitisme des clercs, le désir de puissance, la tentation de la croisade, la pourpre, le faste et le blocage dans des formules sacrées.
- Si Jésus n’est qu’un grand homme, un prophète, nous l’admirons pour la beauté de sa doctrine, son amour des pauvres, sa dénonciation des puissants, son courage devant la mort. Il nous a donné de grandes leçons. Mais, comme dit saint Augustin, si son Evangile n’est qu’un texte, il nous écrase car « la lettre tue ». Il ne nous sauve pas. Pas plus que Jean-Baptiste ni Martin Luther King. Ces héros de la vérité, ces martyrs, ces prophètes sont admirables, ils ont ouvert des chemins de libération des pauvres. Mais ils nous laissent seuls comme des disciples devant leur maître disparu. C’est parce que Jésus est Fils de Dieu que sa mort enlève nos péchés, que sa résurrection nous fait vivre et qu’il a pu inventer l’Eucharistie.
- Si l’Esprit n’est qu’une inspiration qui pénètre notre intériorité et apaise nos troubles, il n’est qu’un moment de génie comme Bach, Mozart ou Michel-Ange ont eu des inspirations pour produire leurs chefs-d’œuvre. Ou la spiritualité est un effort de maîtrise de soi, une méthode longue et ardue afin d’atteindre des états inaccessibles à la foule. C’est parce que l’Esprit est Seigneur qu’il nous transforme par simple don gratuit, accueilli par les cœurs pauvres. L’Esprit nous transforme en fils de Dieu, il nous met en communion les uns avec les autres, il nous fait aimer comme Jésus nous a aimés.
Conclusion
Le grand philosophe Kant écrivait: « De la doctrine de la Trinité prise à la lettre, il n’y a absolument rien à tirer pour la pratique ». Démontrez-lui le contraire.
Comment la devise républicaine « Liberté – Egalité – Fraternité » est-elle un décalque laïc de la Trinité ?
Frère Raphaël Devillers, dominicain