En Terre Sainte, les chefs des Églises chrétiennes appellent à célébrer Noël dans la sobriété, par solidarité avec les victimes de la guerre à Gaza, mais aussi en Cisjordanie et à Jérusalem où des milliers de personnes se retrouvent privées de ressources en raison, notamment, de l’annulation des pèlerinages. Témoignage de Bernard Thibaut, directeur de la Maison d’Abraham qui accueille des pèlerins modestes de toutes confessions depuis près de 60 ans.
Entretien réalisé par Marie Duhamel pour VaticanNews
Pas de parades scoutes, de sapins illuminés et de marchés de Noël cette année en Terre Sainte. Les chefs des Églises chrétiennes maintiennent les célébrations religieuses mais appellent les prêtres et fidèles à se concentrer sur «le sens spirituel» de la fête de la Nativité, et à manifester leur solidarité aux victimes de la guerre en cours, en prière ou en dons. Dans une déclaration publiée en amont de l’Avent, ils évoquaient les familles endeuillées, blessées, ayant perdu leur maison et dont l’avenir est incertain. Ils mentionnent aussi le drame économique traversé par ceux qui ont perdu leur emploi dans la région.
Au moins 24% d’emplois perdus en Cisjordanie
En Cisjordanie, la situation est critique. Selon un rapport des Nations Unies publié mi-novembre, 24% des emplois ont été perdus dans le territoire occupé, alors que le taux de chômage s’élevait déjà à 13% avant la guerre. Il est aujourd’hui difficile, voire impossible d’y accéder, les prix des denrées augmentent en conséquence, alors que ses résidents palestiniens doivent jongler entre la peur de l’armée ou des colons et le manque de ressources, parce que leur permis de travail en Israël a été révoqué ou en raison des annulations de l’ensemble des pèlerinages, au moins jusqu’au mois de mars. À Bethléem, ville de naissance du Christ, les rues sont privées de passants.
De 5 000 pèlerins par an à 2 par semaine à la Maison d’Abraham
À Jérusalem-Est, la foule a déserté les Lieux saints comme au temps de la pandémie, mais le «climat est beaucoup plus pesant aujourd’hui», estime Bernard Thibaud, directeur de la Maison d’Abraham. Situé sur le Mont des Oliviers, l’ancien séminaire bénédictin accueille depuis près de 60 ans, sur volonté de Paul VI, des pèlerins modestes de toutes les religions. Aujourd’hui la maison tenue par le Secours catholique est vide.
Ce 7 octobre, nous devions fêter la saint Abraham, célébrée dans les Églises d’Orient. Nous avions invité beaucoup de nos partenaires, chrétiens, juifs et musulmans. Les sirènes ont retenti à 7 h du matin, et nous avons dû annuler cette grande fête annuelle. Nous avions des pèlerins qui étaient là, des adolescents et étudiants hollandais qui sont restés confinés dans la maison. Ils sont partis au bout d’une petite semaine. En dix jours, l’ensemble des pèlerins et des bénévoles qui assurent le service à la Maison d’Abraham sont partis dans les dix jours. Et depuis, la maison est vide.
Quand vous dites qu’elle est vide, est-ce que ça signifie qu’il n’y a ni pèlerin ni employé?
Normalement, on accueille près de 5 000 personnes par an contre une ou deux par semaine actuellement, parfois des journalistes ou des personnes qui sont là en soutien, quelques humanitaires. Nous avons aussi une mission d’accueil et de soutien aux femmes et aux familles musulmanes du quartier palestinien dans lequel nous sommes, sur le mont des Oliviers, avec des activités de formation professionnelle et de détente. Ces femmes maintenant reviennent à la maison d’Abraham. Nous assurons donc cette mission locale. Et concernant les employés, il y a une difficulté. Certains sont de nationalité israélienne et peuvent donc avoir le chômage. D’autres sont des résidents de Jérusalem, Palestiniens ou habitent en Cisjordanie. Eux ne touchent pas le chômage et donc le Secours catholique, Caritas France, maintient leur salaire de façon à ce qu’ils puissent faire vivre leur famille, à la fois à Jérusalem, mais aussi en Cisjordanie.
Mais la très grande majorité des hôtels, des centres d’accueil de pèlerins ont fermé depuis un mois et l’ensemble des employés ont été licenciés, soit avec un accès au chômage, soit privés de ces revenus. Eux se retrouvent en grande difficulté. Comme lors de la pandémie, la crise économique pour tout le secteur du tourisme va être extrêmement importante. Généralement, le secteur du tourisme, est le premier touché et le dernier à reprendre.
A-t-on une idée du nombre de personnes touchées?
Le milieu du tourisme, ce sont bien sûr les hôtels, les guides, les vendeurs, les bus, les agences de voyages, mais également tous ceux qui vivent de l’artisanat, de la vente, des petites échoppes. Il est donc très difficile d’arriver à mesurer l’impact économique de la guerre sur le secteur, ou le nombre de personnes concernées. La situation est par ailleurs très différente en Cisjordanie, à Jérusalem ou en Israël. Pendant la pandémie, la Cisjordanie était quasiment fermée. Il n’y a eu aucun touriste pendant un an et demi. Aujourd’hui encore, la Cisjordanie se retrouve quasi fermée, il n’y a absolument aucun accès, les personnes qui s’y trouvent n’ont aucune ressource en ce moment.
Vous évoquez la pandémie. Les pèlerinages étaient-ils repartis avant la guerre? Envisagez-vous le retour des pèlerins?
Lorsque la pandémie a pris fin, le pays a rouvert fin 2021, début 2022. Nous avons eu un an et demi de reprise. Nous concernant, en septembre dernier, la Maison d’Abraham était presque revenue à son niveau d’occupation d’avant la pandémie. Et tout est retombé à zéro extrêmement brutalement. Malheureusement, on s’attend à ce que la guerre à Gaza et puis toutes ses conséquences aussi en Israël et en Cisjordanie, durent plusieurs mois. Les groupes ont annulé leur venue, en janvier, février et mars. Nous en avons encore quelques-uns en avril, mais toutes les agences de voyage nous disent qu’a priori jusqu’à l’été, nous risquons de ne pas voir revenir de groupes de pèlerins si le calme revient au début de l’année 2024.
Quel message donner aux pèlerins?
Les pèlerins font vraiment partie intégrante de la prière de l’Église de Terre Sainte et ils soutiennent très fortement les habitants de ces terres. Donc, il ne faut pas attendre un an ou un an et demi avant de revenir. Il faut se dire que c’est une démarche d’artisan de paix que de revenir prier au sein de l’Église de Terre Sainte.
Vous avez évoqué l’accueil de plus de 400 femmes musulmanes du quartier à la Maison d’Abraham. La pandémie vous a poussé en effet à vous tourner davantage encore vers les habitants du quartier. Avez-vous mis en place des activités visant plus spécifiquement à aider ceux qui sont appauvris à cause de l’absence des pèlerins?
On a une initiative menée en lien avec douze communautés religieuses contemplatives en Terre Sainte qui tirent tous leurs revenus de l’accueil des pèlerins. Pendant la pandémie, ces communautés dotées de propriétés relativement vastes et dont l’entretien est coûteux, ont rencontré au bout de quelques mois de très grandes difficultés. Certaines ne se chauffaient plus. Aussi, au niveau de la francophonie, nous les avons mises en réseau pendant la pandémie pour qu’elles puissent partager leurs bonnes pratiques, échanger leurs ressources et cela s’est développé depuis. On les a aussi mobilisées pour vendre tous les produits qu’elles fabriquaient dans des bazars de vente locale. Ce réseau est devenu un soutien pour ces communautés religieuses, finalement assez isolées et en difficulté financière. Chacune a accès à différentes ressources et peut les partager avec d’autres.
Dans une période aussi critique comment cultiver la joie de Noël?
La joie, c’est par exemple la naissance hier de la petite-fille d’une de nos salariés, recrutée le 13 septembre, un mois avant les événements. Elle devenait grand-mère pour la première fois. De petits cadeaux ont été échangés. On célèbre les anniversaires. On essaie de garder une bonne humeur dans la maison. Mais, l’atmosphère reste très pesante. C’est extrêmement lourd pour les employés. Quand vous avez appelé, vous avez parlé avec mon adjoint qui est grec-catholique melkite. Il me disait qu’il n’avait plus de nouvelle de ses cousins chrétiens à Gaza depuis quatre jours. Beaucoup de Palestiniens ont des contacts, une famille élargie soit à Gaza, soit en Cisjordanie. La situation est beaucoup plus pesante aujourd’hui qu’elle l’était au moment de la pandémie et, antérieurement, avec l’ensemble des guerres de Gaza. Donc il est difficile de garder cette joie de Noël, mais chacun essaye de faire ce qu’il peut de son côté pour célébrer les petites choses du quotidien.
Le Pape ne cesse d’appeler les fidèles à prier pour la paix en Terre Sainte. Est-ce le sens de vos prières aujourd’hui?
Les prières, effectivement, vont à la paix, mais je crois que l’important est de prier pour que nous-mêmes on ne laisse pas la colère, la vengeance occuper tout l’espace des cœurs, des paroles, des pensées. Il y a vraiment le besoin que chacun prie pour mieux écouter la souffrance de l’autre, qui est différent de soi. Je crois que c’est vraiment ça qu’on doit essayer les uns et les autres de porter dans nos prières. Après le rôle des chrétiens ici – vous savez, ils sont très peu nombreux en Terre Sainte- consiste à prier mais il est également important de dire la vérité sur les situations d’injustice qui sont vécues par les habitants du pays. Il faut pouvoir s’engager personnellement dans ce domaine. Il est également important d’agir sans relâche pour le service et la rencontre entre tous, juifs et Palestiniens. Alors en ce moment, c’est extrêmement difficile, mais il y a quand même une minorité chrétienne qui reste très active dans les écoles, dans les cliniques, dans les hôpitaux qui ont été créés depuis un siècle et demi. Ce sont des lieux importants et rares où les chrétiens cherchent à porter leurs valeurs de coexistence, de respect mutuel, de dignité, de vivre ensemble. Notre prière s’accomplit dans l’action à notre petite mesure, là où nous sommes, pour essayer de témoigner de cette volonté d’ouverture à tous. Enfin, aujourd’hui, plus que la paix – qui est un bien grand mot dans ce pays – nous avons besoin de prier pour mieux écouter la souffrance de l’autre qui est différent. C’est le premier pas vers la paix.