Henri de Lubac

1896 – 1991

Né à Cambrai. Blessé à la guerre (s’ensuivront de lourdes souffrances toute sa vie). Jésuite. Ordonné prêtre en 1927. Professeur de théologie fondamentale aux Facultés de Lyon. En 1938 paraît son grand livre « Catholicisme », prélude d’une œuvre immense qui comprendra une 50aine d’ouvrages dont « Surnaturel » qui suscitera débats et critiques. Lance avec le père Daniélou la célèbre collection des « Sources chrétiennes ». Enfin reconnu, il est nommé expert au concile. Cardinal en 1983. Mort le 4 9 1991.

Les évêques français ont demandé l’ouverture de la cause de sa béatification. Le Pape a approuvé.

A la suite de « Paradoxes », « Nouveaux Paradoxes » est une œuvre marginale de réflexions : en voici quelques extraits.

Nouveaux Paradoxes

Nos idées vieillissent avec nous, c’est pourquoi nous n’y prenons pas garde, et nous sommes tout étonnés que des esprits plus jeunes n’en tombent pas amoureux comme nous. (p.12)

La sincérité est comme le bonheur et peut-être comme la beauté : on ne la trouve qu’en ne la cherchant pas. On n’est sincère qu’en n’y pensant pas. (p.36)

En nous rappelant à l’intérieur, l’Evangile nous rappelle incessamment à la vérité des rapports humains, cette vérité que trahissent fatalement toutes les idéologies et toutes les politiques (p.41)

L’une des pires trahisons de l’Evangile : sous les dehors de la charité, couvrir et consommer l’injustice (p.57)

Vais-je refuser le verre d’eau à mon frère, en lui disant que je suis occupé à retrouver le sens de Dieu ? (p.60)

A chaque mouvement de charité sincère, l’Evangile triomphe, déjà le christianisme est efficace (p.61)

Un seul moyen d’être heureux : non pas ignorer la souffrance, et non pas la fuir : mais accepter sa transfiguration…Le vrai bonheur ne peut-être que le résultat d’une alchimie. (p.71)

« Si ton âme est troublée, va à l’église, prosterne-toi et prie. Si ton âme reste encore troublée , va trouver ton père spirituel, assieds-toi à ses pieds, et ouvre-lui ton âme. Et si ton âme est toujours troublée, alors retire-toi dans ta cellule, étends-toi sur ta natte, et dors » (p.72)

Quand vraiment on souffre, on souffre toujours mal (p.73)

Nouveaux Paradoxes – éd. du Seuil

Pascal et la Proposition Chrétienne

Extraits de l’Avant-Propos

« … La perplexité et le doute qui marquent toujours plus profondément la conscience de soi des Européens (…)…tient pour une large part, il me semble, à une cause qui n’est pour ainsi dire jamais mentionnée : les Européens ne savent que penser ni que faire du christianisme. Ils en ont perdu l’intelligence et l’usage. Ils ne veulent plus en entendre parler…

Elle (l’Europe) a décidé de naître à nouveau. A nouvelle naissance, nouveau baptême, ce sera un baptême d’effacement. Elle déclare publiquement, elle le prouve par ses actions : l’Europe n’est pas chrétienne, elle ne veut pas l’être. Elle veut bien être autre chose, elle est entièrement ouverte à toutes les autres possibilités, elle veut bien même n’être rien, n’être que le possible de tous les possibles, mais elle ne veut pas être chrétienne.

C’est à peu près au mitan du XVIIème siècle que la grande, l’énigmatique décision a été prise, la décision de construire le Souverain, l’Etat souverain.

C’est à ce moment-là et dans cette conjoncture que fut repensée et reformulée par Blaise Pascal, sous une forme fragmentaire et inachevée mais singulièrement puissante, ce que j’appelle la proposition chrétienne, entendant par là l’ensemble lié des dogmes ou mystères chrétiens, en tant qu’ils sont offerts à la considération de notre entendement et au consentement de notre volonté, et qu’ils entraînent une forme de vie spécifique…

L’œuvre de Pascal est l’objet d’une tradition critique particulièrement riche. Il est l’un de nos auteurs les plus continûment et les plus judicieusement et savamment commentés. Je n’ai pas prétendu apporter une contribution significative à cette tradition critique. J’ai cherché l’aide et l’appui de Pascal pour retrouver les termes exacts et ressaisir la gravité et l’urgence de la question chrétienne – celle de la foi chrétienne, de la possibilité de la foi chrétienne.

Y a-t-il quelque détour, quelque artifice à employer la force de plus fort que soi pour poser la question la plus personnelle ? C’est en tout cas cette question qui est l’objet de ce livre.

P. Manent : Pascal et la proposition chrétienne
Éd. Grasset – 24 euros

Autres ouvrages de l’auteur :

  • La loi naturelle et les droits de l’homme ( coll. Que sais-je ?)
  • Situation de la France (éd. D.de Brouwer 2015)
  • Montaigne. La vie sans loi (éd. Flammarion 2014 – Champs poche 2021)
  • Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’Occident (éd. Flammarion 2010. – Champ 2012)

Blaise Pascal – Pensée 138

400ème anniversaire de sa naissance
19 juin 1623 – 19 août 1662

Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre.

Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence, et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est le comble éternel.

Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu lui même. 

Pascal, Pensée 138, édition Michel Le Guern

Explication de texte proposée par Guillaume Morano, professeur agrégé de philosophie.

Introduction

Le texte a pour objet le bonheur, et la thèse de Pascal consiste à poser que les hommes ne peuvent être heureux que par Dieu. Les enjeux sont doubles. Il s’agit d’abord montrer qu’aucun athéisme ne peut être véritablement heureux. L’athée libertin peut bien se moquer de Dieu, mais c’est pour s’être rendu aveugle à la détresse de sa condition. En ce sens, sa quête de jouissances relève d’une insouciance coupable et d’une indifférence déraisonnable plus que d’un véritable bonheur. Mais il s’agit également de penser le remède à la détresse des hommes, qui ne peut résider que dans la foi. C’est là la dimension apologétique du texte, dont la finalité n’est pas seulement de faire penser mais de convertir.

Le texte se découpe en trois moments : dans une première partie, Pascal décrit la condition humaine, qui s’identifie à une condition essentiellement malheureuse. Dans la seconde, il explique pourquoi toute l’histoire n’a pas suffit à instruire les hommes de leur condition. Dans la dernière, il rend compte de cette condition et pose la nécessité de sa résolution en Dieu.

Première partie : la contradiction de la condition humaine

  • a. Le désir universel d’être heureux (lignes 1 à 5)

Le texte s’ouvre sur l’affirmation d’un désir universel d’être heureux. Dans ce cadre, la diversité infinie des moyens d’y parvenir est moins signifiante que l’universalité de la fin poursuivie : si les hommes empruntent une infinité de chemins, tous visent la même destination.

  • b. L’impuissance universelle à le devenir (lignes 6 à 9)

Il y a cependant une contradiction entre un désir universel de bonheur et une impuissance toute aussi universelle à l’atteindre. Cette contradiction constitue le fond de la condition humaine, et aucune condition particulière, de la plus basse à la plus haute, ne parvient à la résoudre. Toutes les conditions particulières sont englobées dans l’universelle condition humaine, qui est une condition essentiellement malheureuse.

Deuxième partie : le cours aveugle de la vie

  • a. L’expérience nous instruit peu (lignes 10 à 12)

Une si longue expérience du malheur aurait dû nous instruire de la vanité des biens terrestres et de l’impossibilité de parvenir au bonheur par nos seules forces : si ces biens n’ont jamais garanti à quiconque le bonheur, pourquoi perdons-nous encore notre vie à les acquérir ? L’expérience nous instruit peu, nous dit Pascal, et il convient alors de comprendre pourquoi nous demeurons sourds à ses leçons.

  • b. La mort comme sanction de l’échec (lignes 12 à 14)

C’est alors la mort, et non le bonheur, qui vient clore cette existence d’efforts aveugles et infructueux.

Troisième partie : le désir de Dieu

  • a. Le désir comme trace (lignes 14 à 18)

Il s’agit enfin de résoudre la contradiction constatée, en repartant de son point de départ. Si les hommes cherchent à être heureux, c’est faute de l’être, mais s’ils peuvent chercher à l’être, c’est parce qu’ils savent ce qu’ils cherchent. Autrement dit, les hommes ne peuvent désirer le bonheur que parce qu’ils l’ont déjà connu.

  • b. Le Dieu perdu (lignes 18 à 19)

C’est alors le désir lui-même qui nous éclaire sur la nature de ce bonheur tant cherché : si le désir est l’expérience d’un manque infini, c’est qu’il ne peut être comblé que par un être lui-même infini. Ainsi les hommes, à travers tous les objets de leurs désirs, ne désirent jamais rien d’autre que Dieu.

Blaise Pascal – Pensées

400ème Anniversaire de sa naissance
19 juin 1623 – 19 août 1662

C’est une chose si visible qu’il faut aimer un seul Dieu qu’il ne faut pas de miracles pour le prouver. (837)

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien.
Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.
De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une seule petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel. (793)

Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre. (740)

Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu’ils n’ont point d’autres ennemis qu’eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu, qu’il vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire d’eux tous une Eglise sainte, qu’il vient ramener dans cette Eglise les païens et les Juifs. (783)

En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans un île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est et sans moyen d’en sortir. ( 693)

Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes
Ainsi, sans l’Ecriture, qui n’a que Jésus-Christ pour objet, nous ne connaissons rien, et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature. (548)

L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. (358)

Blaise Pascal – 400ème anniversaire de sa naissance

19 juin 1623 – 19 août 1662

Portrait de Pascal par Chateaubriand

« Il y avait un homme qui, à 12 ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ;
qui, à 16, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ;
qui, à 19, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement ;
qui, à 23, démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air et détruisit une des grandes erreurs de l’ancienne physique ;
qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s’aperçut de leur néant et tourna ses pensées vers la religion ;
qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa 39ème année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie, comme du raisonnement le plus fort ;
enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut, par abstraction, un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant de Dieu que de l’homme.
Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal ».

Le Mémorial

« Le 21 novembre 1654, Pascal reste seul, sans sortir ni manger, ni boire ni dormir, à lire la Bible. Deux jours passent. Le 23 novembre, de 22 h.30 à minuit et demi, une sorte de feu l’éblouit. Blaise se sent échapper à son corps, il s’envole. Dieu est là, pense-t-il. Il s’évanouit, ne se réveille qu’à l’aube. Il prend immédiatement une feuille de papier et écrit d’une main ferme, précise, avec quelques ratures, ce texte tant commenté depuis lors….En tête il dessine une croix puis inscrit la date. Il plie les deux feuillets, appelle un valet et les fait coudre dans la doublure de son pourpoint – où on les retrouvera à sa mort…. » 

( J. Attali : Blaise Pascal ou le génie français – p.212)


L’an de grâce 1654,
Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologe.
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres.
Depuis environ dix heures et demie du soir jusqu’à environ minuit et demi.
Feu.
« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, »
Non des philosophes et des savants.
Certitude, Certitude. Sentiment. Joie. Paix.
Dieu de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum vestrum.
« Ton Dieu sera mon Dieu »
Oubli du monde et de Tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

Grandeur de l’âme humaine.
« Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. »
Joie, Joie, Joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé :
De reliquerunt me fontem aquæ vivæ.
« Mon Dieu, me quitterez-vous ? »
Que je n’en sois pas séparé éternellement.
« Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu
et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. »

Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Je m’en suis séparé, je l’ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n’en sois jamais séparé.
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Renonciation totale et douce.
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos, Amen.


Béatifier Pascal ?

Dans une interview menée par un journaliste italien, le pape François a manifesté son soutien pour la béatification de Blaise Pascal. « « Moi aussi, je pense qu’il mériterait la béatification », a répondu très spontanément le pape à  la suggestion de son interlocuteur, avant de renchérir : « J’envisage de demander la procédure nécessaire et l’avis des organes du Vatican chargés de ces questions, en faisant part de ma conviction personnelle positive. »

Etty Hillesum

Née à Middelburg (Pays-Bas) en janvier 1914. Famille juive libérale, non pratiquante. Père professeur, proviseur de lycée ; 2 frères. Elle réussit aisément une maîtrise de Droit.

Relation avec son logeur, un veuf âgé. Mène une vie libre dans les milieux contestataires de gauche. En mai 1940 : invasion des troupes allemandes, arrestation des Juifs. Thérapie avec un psychologue Julius Spier, émigré juif allemand : il devient son amant mais lui fait découvrir la Bible et St Augustin. Elle dira : « Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi…l’accoucheur de mon âme ». Il meurt en septembre 1942. Etty entre au camp de transit de Westerbork pour aider les Juifs internés avant d’être envoyés en Allemagne. En 1941 elle a commencé à tenir son journal. Avec ses lettres, il montre son étonnante évolution spirituelle : présence indéfectible de Dieu en elle, sans Eglise ni dogmes, ni pratiques, foi inébranlable en l’homme, refus de toute haine, amour de la vie et de tout homme.

La persécution se durcit. Toute la famille est internée à Westerbork puis déportée à Auschwitz : des 1000 personnes du convoi seules 8 survivront. Etty y serait morte le 30 novembre 1942.

En 1981, on publie enfin le Journal et les lettres d’Etty : le succès est immédiat, les éditions, les commentaires et les traductions se succèdent.

Une vie bouleversée – Lettres de Westerbork ( Seuil – 8 €)
Faire la paix avec soi : 365 méditations ( 7, 10 €)
E. Hillesum : Les Ecrits : journaux et lettres ( 37 €)

C. de Villeneuve : E. Hillesum, la paix dans l’enfer ( 6, 50 €)
Paul Lebeau : E. Hillesum, un itinéraire spirituel ( éd. Fidélité – 8 €)
C. Dutter : E.H. Une voix dans la nuit (éd. R. Laffont)
Sylvie Germain : E. Hillesum (éd. Pygmalion)
C. Chalier : Le désir de conversion (éd. Seuil, 19 €) : (1 chap. sur E.H.)

Ce récent Mercredi des Cendres, Benoît XVI a évoqué sa personnalité :

« Je pense aussi à la figure d’Etty Hillesum…Initialement éloignée de Dieu, elle le découvre en regardant en profondeur à l’intérieur d’elle-même et elle écrit : « Un puits très profond est en moi. Et Dieu est dans ce puits. Parfois, j’arrive à le rejoindre, le plus souvent la pierre et le sable le recouvrent : alors Dieu est enterré. Il faut à nouveau le déterrer » (Journal, 97). Dans sa vie dispersée et inquiète, elle retrouve Dieu au beau milieu de la grande tragédie du XXe siècle, la Shoah. Cette jeune fille fragile et insatisfaite, transfigurée par la foi, se transforme en une femme pleine d’amour et de paix intérieure, capable d’affirmer : « Je vis constamment en intimité avec Dieu ».

Citations d’Etty Hillesum

Angoisse devant la vie à tout point de vue. Dépression totale. Manque de confiance en moi. Dégoût. Angoisse. (10 11 1941)

Notre unique obligation morale, c’est de défricher en nous de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y aura de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.

Dieu je te remercie pour toute cette force que tu me donnes : le centre intérieur à partir duquel ma vie est régie gagne continuellement en force et en rayonnement.
Les nombreuses impressions contradictoires qui viennent de l’extérieur se concilient merveilleusement bien entre elles. L’espace intérieur ne cesse d’augmenter sa capacité et les nombreuses contradictions ont cessé de s’en prendre mutuellement à leur vie, elles ne se font même plus obstacle. Et après une journée comme celle d’hier, j’ose dire avec une certaine conviction : mon royaume intérieur connait la paix parce qu’il dispose d’un pouvoir central puissant.

Il me semble, Dieu, que je travaille bien avec toi, que nous travaillons bien ensemble. Je te donne un espace de plus en plus vaste à habiter et je commence aussi à t’être fidèle. Je n’ai presque plus à te renier.  Je n’ai plus jamais à renier, pleine de honte, ma vie profonde dans mes moments plus frivoles et plus superficiels. Le puissant centre lance ses rayons jusqu’aux points les plus reculés de la périphérie. Je n’ai plus honte de mes moments de profondeur, j’ai cessé de faire périodiquement semblant de ne pas les connaitre.

La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, […], il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toutes normes […] il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.

On a parfois le plus grand mal à concevoir et admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. . Je regarde ton monde au fond des yeux, mon Dieu, je ne fuis pas la réalité pour me réfugier dans de beaux rêves – je veux dire qu’il y a de la place pour de beaux rêves à côté de la plus cruelle réalité – et je m’ entête à louer ta création, mon Dieu, en dépit de tout !

Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit, pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre mon Dieu, oh ! une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entrainement. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir à l’avance.

Vendr. 3 juillet 1942 : Bon, on veut notre extermination complète. : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens- malgré tout.

La seule vidéo connue du père Lemaître, celui qui a théorisé le Big Bang

La chaîne d’informations belge VRT a publié fin décembre 2022 une vidéo d’archives dans laquelle on peut voir le père Georges Lemaître, père de la théorie dite du « Big Bang », donner une interview d’une vingtaine de minutes sur sa loi d’expansion de l’univers.

C’est un véritable bond dans le passé que propose la chaîne d’informations belge VRT news. Dans une vidéo d’archives inédite diffusée le 31 décembre 2022, on peut voir Georges Lemaître, qui n’est autre que le « père du Big Bang », donner une interview d’une vingtaine de minutes sur sa théorie fondatrice, qui avait tout simplement révolutionné l’astronomie.

Interviewé en 1964 à ce sujet, le chanoine Georges Lemaître, en col romain, répondait aux questions des journalistes de VRT. Mais la vidéo en intégralité était demeurée cachée dans les tréfonds des archives : mal référencée, son exploitation était impossible.

Georges Lemaître (1894-1966) est un chanoine belge, astronome et physicien, nommé président de l’Académie pontificale des Sciences en 1960 par le pape Jean XXIII. Il avait émis sa théorie de l’atome primitif en 1931, appelée ensuite du « Big Bang », selon laquelle l’univers est issu d’une grande explosion et est en constante expansion. Révolutionnaire, elle s’inscrit en opposition à la thèse communément acceptée, y compris par Albert Einstein, d’un univers statique. « On s’attendait à ce que l’univers soit statique, à ce que rien ne change », explique-t-il dans cet entretien. « Les faits liés à l’expansion de l’univers ont rendu cette théorie inadmissible, alors on s’est rendu compte qu’il fallait admettre un changement, mais beaucoup ont voulu le minimiser », développe le chanoine. Développée ensuite par plusieurs scientifiques anglo-saxons, notamment par Georges Gamow ou Robert Herman, elle n’en demeure pas moins le fruit du travail et de la réflexion de Georges Lemaître.

Il meurt le 20 juin 1966 après avoir lutté contre une leucémie. Peu de temps avant sa mort, il apprenait la découverte du rayonnement fossile, qu’il avait théorisé dans les années 1930. Un cratère lunaire et un astéroïde portent son nom.

Voir la vidéo

Cécile Séveirac, Aleteia, 01/02/23

Pier Giorgio Frassati : l’homme des béatitudes

Pier Giorgio Frassati était un rocher de santé. Pourtant, à l’age de 24 ans, en cinq jours, il meurt. Le plus terrible sans doute est que sa famille ne s’en est pas tout de suite aperçu. Au même moment en effet, dans l’appartement familial, sa grand-mère était mourante de vieillesse et tout le monde était à son chevet. Pensant à une grippe, à Pier Giorgio, on n’a donné que de l’aspirine. Il avait contracté la poliomyélite. C’est seulement la veille de sa mort que sa famille se rend compte de la gravité de son état. Son dernier acte aura été de griffonner, sur un billet, l’adresse d’un pauvre pour lequel il avait commandé un médicament.

Un des plus anciens gestes que l’on connaisse de la petite enfance de Pier Giorgio était déjà un geste envers les pauvres. Pier Giorgio est né à Turin, le 6 avril 1901, un an avant sa petite sœur Luciana. Son père, Alfredo Frassati était le fondateur et directeur du journal La Stampa. Plus tard, il sera sénateur puis ambassadeur d’Italie en Allemagne. Sa mère Adélaïde Amétis était peintre, exposant notamment à la Biennale de Venise. Il grandit dans un milieu riche et cultivé qui lui prodigue une éducation rigide. Un jour que son père congédie une mendiante sous prétexte qu’elle sent l’alcool, le petit Pier Giorgio la rejoint sur le seuil, ôte ses chaussures et ses bas, les lui donne en disant « Pour vos enfants ».

Il est lui-même encore enfant quand éclate la première guerre mondiale, de là naîtra un profond désir pour la paix qui parcourra tous ses écrits d’adolescent. Plus tard, en 1921, quand son père est nommé ambassadeur à Berlin, il découvrira la pauvreté et la souffrance des vaincus de la guerre. C’est là qu’il comprendra que la paix commence par le soin apporté aux pauvres.

Son père, qui le juge insouciant, est constamment déçu par ses études et sa mère se résigne à ne pas le voir reprendre le journal, ni hériter l’empire familial. A 17 ans, il entre à l’École Polytechnique de Turin. Si un temps il envisage le sacerdoce, c’est dans l’engagement laïc qu’il trouvera l’épanouissement de sa foi. Il écrit : « Je ne me ferai pas prêtre, chez nous ils ne sont pas au contact du peuple. En tant que laïc, auprès des mineurs, je serais plus efficace ». Son désir de consécration se réalise lorsqu’à 18 ans, il devient tertiaire dominicain sous le nom de Frère Jérôme en référence à Jérôme Savonarole qu’il admire. Les écrits de Saint Thomas d’Aquin et surtout de Sainte Catherine de Sienne exerceront également une profonde influence sur lui.

Étudiant, Il s’engage dans divers cercles catholiques et milite pour l’instauration en Italie d’une démocratie chrétienne, contre la montée en puissance du fascisme italien. Il baptise le groupe d’amis avec lequel il part souvent faire des randonnées en montagne la « compagnie des types louches ». Il écrit : « Si mes études me le permettaient, j’aimerai passer des journées entières sur ses hauteurs à contempler dans la pureté de l’air, la grandeur du créateur ». Comme tous les contemplatifs, il est pétri de prière et nourri d’un amour profond pour l’eucharistie. Il s’engage aussi eu sein des conférences St Vincent de Paul. Il écrit : « Jésus me rend visite chaque matin dans la communion, moi je la lui rends en visitant Ses pauvres. » A un ami qui lui demande comment il fait pour se rendre quotidiennement dans des quartiers aussi mal-famés et des taudis malodorants, il répond : « autour des malades, des souffrants, des pauvres, je vois une lumière ; une lumière que nous n’avons pas. ». C’est dans ces quartiers pourtant, auprès des pauvres qu’il soignait qu’il a contracté la poliomyélite qui l’emportera de manière foudroyante.

Sa famille, ses proches, ignorent tout de la radicalité de son engagement. Ce n’est que le jour de ses funérailles, à la vue de la foule des pauvres venue lui rendre hommage, que l’on découvrira le vrai visage de la charité de Pier Giorgio. Il est, comme sainte Thérèse de Lisieux, de ces personnes qui ne font rien d’extraordinaire, sinon faire surgir l’extraordinaire de l’ordinaire. A chaque moment du quotidien, faire ce que le Christ aurait pensé faire.

Lors de sa béatification à Rome, le 20 mai 1990, le pape Jean-Paul II présentera Pier Giorgio Frassati comme l’homme des béatitudes. C’est en vivant complètement la vie quotidienne à la lumière de l’Évangile que l’on devient un saint. « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, Car le Royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, Car ils seront rassasiés. »

Dans une lettre, Pier Giorgio Frassati a écrit : « Vivre sans la foi, sans un patrimoine à défendre, sans soutenir dans une lutte continue la vérité, ce n’est pas vivre, mais vivoter. Nous, nous ne devons jamais vivoter, mais vivre. »

— Fr. Laurent Mathelot OP

Benoît XVI, foi et raison

Le pape Benoit XVI affirme la haute valeur de la raison humaine

La foi chrétienne tient en haute estime la raison humaine. Benoît XVI, après son prédécesseur Jean-Paul II (encyclique Fides et ratio de 1998), est souvent intervenu sur la relation profonde entre la foi et la raison.

Il affirme la haute valeur de la raison humaine qui participe à la recherche de la vérité, en particulier dans les sciences. A Ratisbonne, en septembre 2006, le Pape rappelait que « la foi de l’Eglise s’est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu et nous, entre son Esprit créateur éternel et notre raison créée », s’il existe des dissemblances, « il existe une vraie analogie ». Cela veut dire que le travail de la raison vaut par lui-même et aussi qu’il peut et doit être lié à la vie de la foi.

Joseph Ratzinger l’avait expliqué à la Sorbonne en 1999 : quand les premiers auteurs chrétiens ont présenté leur religion à des païens, ils l’ont située non dans le cadre du monde religieux ambiant (mythes, religion officielle), mais dans la continuité de la philosophie. Pourquoi ? Parce que les religions païennes ne sortaient pas de la sphère humaine, alors que la philosophie se présentait comme une recherche exigeante de la vérité, conduisant à dépasser ce qui est purement humain. Le Dieu qui s’est révélé, survenant dans l’histoire singulière d’Israël, se fait connaître comme vérité toujours plus haute, toujours à chercher. La foi chrétienne, qui est une suite du Christ, fait entrer dans cette recherche. Saint Justin, au IIe siècle, n’hésite pas à parler du christianisme comme de la vraie philosophie.

La rationalité de la foi

Benoît XVI accorde une grande importance à l’héritage hellénique. Dans la ferveur d’une heureuse redécouverte de la Bible et plus précisément du monde sémitique dans lequel celle-ci a été composée, on en est venu souvent à opposer la révélation juive et la philosophie grecque. On reproche aux premiers conciles chrétiens, qui ont usé du vocabulaire philosophique grec pour exprimer la foi en la divinité du Christ, d’appartenir à un univers de pensée révolu et étranger à celui de la révélation et dont il conviendrait de se libérer. Dans un souci de retour aux sources et pour une meilleure annonce de l’Evangile, notamment dans des pays dont la culture diffère de la culture gréco-latine, comme l’Inde ou la Chine, on écarte l’héritage des premiers siècles pour revenir à une « pureté » du texte biblique.

C’est en réalité une erreur sur la révélation elle-même. Car si celle-ci nous a été donnée dans un univers bien précis (le peuple d’Israël), elle a été transmise dans un monde marqué par l’hellénisme. Une rencontre s’est opérée à l’intérieur de la Bible, notamment dans les écrits de Sagesse (les Psaumes, etc.), et dans la traduction de la Bible en grec par 70 savants juifs à Alexandrie (la Septante). Cette traduction de la Bible aux IIIe-Ier s. avant l’ère chrétienne, est plus qu’une simple traduction : c’est « une avancée importante de l’histoire de la révélation ». En traduisant des notions (comme torah par Loi, tsedaqah par justice), la Septante situait les énoncés bibliques dans le langage de la philosophie et ouvrait un débat possible de la pensée biblique avec la pensée hellénique. Dans l’Evangile, saint Jean écrit que « au commencement était le Logos, et le Logos est Dieu ». La Parole de Dieu est comprise comme Logos, ce qui veut dire « parole » mais aussi « raison ».

La remarque de Benoît XVI sur cette question de la « des-hellénisation » du christianisme n’est pas une coquetterie d’universitaire. Elle nous redit qu’il y a une rationalité de la foi. Négliger l’apport philosophique dans le christianisme reviendrait à ne plus comprendre le lien de la foi avec la recherche de la vérité.

L’autonomie de la raison et de la foi

Benoît XVI est également attentif à l’autonomie de la raison et de la foi. Il l’a dit dans le discours qu’il aurait dû prononcer en janvier 2008 à l’université d’Etat la Sapienza à Rome, université précisément fondée par un Pape ! L’ancien professeur sait mieux que quiconque qu’il ne s’agit pas de confondre les niveaux. Il ne s’agit pas par exemple de mettre un peu de piété dans la science pour sauver la raison ou pour faire de la bonne théologie. Concordisme et fondamentalisme nuisent à la foi et à la raison.

Il rappelle que la véritable grandeur de la raison est de chercher la vérité, y compris la vérité concernant la religion. La vérité ne se cherche que par le dialogue, le travail, dans un climat de respect et de liberté (Vatican II, Déclaration sur la Liberté religieuse). C’est là que la raison humaine apparaît dans toute son ampleur et qu’elle révèle ses potentialités. Il y a là un enjeu non seulement pour les chrétiens, mais aussi pour tous dans une société sécularisée qui risque de ne plus se poser les questions métaphysiques essentielles. C’est la mission de l’Eglise que de « maintenir vive la sensibilité pour la vérité » et « d’inviter toujours la raison à se mettre à la recherche du vrai, du bien, de Dieu ». Sans quoi elle perd sa grandeur et se dénature.

Julia De Funès

Interview dans « La Croix » du 5/11/22
Extraits

Petite fille de l’acteur, née en 1979, ayant fait des études de philo à Nanterre, Julia De Funès vient de publier « Le siècle des égarés » où elle propose des ressources pour affronter ce paradoxe : comment faire sienne l’exigence contemporaine de « devenir soi » sans tomber dans le repli identitaire » ?

  • Quelle a été votre première rencontre avec la philosophie ?

J’ai été séduite par la manière de raisonner de ma professeure, son vocabulaire, ses arguments. Cela a été un éblouissement. Elle nous a fait commencer par le « Gorgias » de Platon. Ce vieux texte était furieusement d’actualité. De nombreuses mythologies millénaristes circulaient et on parlait de sectes, de scientologie, de Tom Cruise…Avec ce texte, j’ai découvert à quel point la philosophie pouvait être intemporelle et universelle. A Nanterre, je suis tombée sur des professeurs vraiment formidables et je me suis dit : « Je veux avoir un esprit comme ça ! »…

C’est pour cela que je me désole de voir l’autorité des enseignants perdre de sa superbe. L’autorité – à ne pas confondre avec l’autoritarisme – grandit celui qui l’accorde. Or l’autorité depuis mai 68 s’effondre dans tous les domaines…Notre pays égalitariste dérive vers une équivalence des compétences. Tous les points de vue se vaudraient sous prétexte que nous sommes égaux. Non ! tout le monde peut s’exprimer mais les points de vue ne se valent pas. Le relativisme mène au nivellement généralisé et conforte tout le monde dans sa propre ignorance.

  • L’exercice du travail semble en crise. Comment analysez-vous cette situation ?

Il se passe quelque chose de structurel, de profond. Le covid a accentué un questionnement sur la place et le sens du travail…Ma génération et les précédentes avaient une forte tendance à faire du travail une fin en soi, un marqueur identitaire. Le travail n’incarne plus cela. Il est perçu comme un moyen pour faire quelque chose de sa vie. La vie n’est pas simplement ce qui reste à 19 heures en sortant du bureau, et tant mieux ! Pour faire sens, le travail doit aujourd’hui se penser comme un moyen…Les plus jeunes ne sont pas plus flemmards ou moins engagés que nous.

– Pourquoi cet accomplissement de soi a-t-il malgré tout encore besoin de l’entreprise ?

Car c’est sécurisant…L’entreprise ne représente plus une finalité. Si, hier, les grandes marques, les belles entreprises justifiaient une carrière…ce n’est plus du tout le cas ! Toutes les entreprises souffrent d’une pénurie de candidats…Elle n’est plus voulue pour elle-même…mais envisagée pour ce qu’elle procure à l’individu…L’entreprise ne fait sens que si elle concède à n’être qu’un moyen au service de l’individu ou d’une raison d’être qui augmente l’individu en lui donnant le sentiment de contribuer à un projet d’envergure…

  • Vous parlez de la philosophie comme la seule spiritualité laïque. Est-ce une manière d’exclure les spiritualités du débat ?

Sûrement pas. La philosophie et la religion ont toujours été étroitement liées. La foi et la raison, c’est un débat antique. Je dis juste qu’ôter de la religion la mission identitaire permet d‘atténuer le radicalisme. La religion permet de répondre à la question existentielle du sens de la vie. Trouvant un sens à la vie et ayant le sentiment de devenir enfin quelqu’un, certains sont capables du pire. Le sentiment identitaire, que la religion peut particulièrement bien proposer, peut parfois mener aux pires actions. Ce que je questionne, ce n’est pas bien sûr le désir de croyance et de religiosité mais celui de l’identification à une religion. Soustraire à la religion sa fonction d’appel identitaire me semblerait salutaire.

  • Dans un monde de consommation qui nivelle tout, se référer à une identité religieuse n’est-il pas un atout pour transmettre quelque chose ?

La religion n’est pas un atout, c’est une croyance… Mieux vaut éviter de tomber dans une hiérarchie morale concernant les croyances, on sait où cela mène ..Les religions apportent à mon sens suffisamment de grandeur, de richesse de pensée, d’idées régulatrices pour ne pas avoir besoin de convoquer l’appel identitaire. Les pires offices sont toujours commis au nom d’une mission divine et surtout d’un accomplissement personnel. »


Julia De Funès a publié :
De l’identité personnelle à l’authenticité (éd. Flammarion).
La comédie (in)humaine (éd. de l’Observatoire)
Développement (im)personnel : les sources d’une imposture (id.)
Le siècle des égarés (id.)

Günther Anders : une vision prophétique

Gunther Anders, juif, (de son vrai nom, Stern) est né à Breslau en 1902. Il obtient son doctorat sous la direction de E. Husserl, et suit les cours de M. Heidegger. Il se tourne vers le journalisme. Devant la montée du nazisme, il fuit à Paris puis aux États-Unis. En 1950, il revient en Europe, refuse des postes de professeur en Allemagne et publie une œuvre abondante, beaucoup d’essais dont plusieurs reçoivent des prix. Il critique la philosophie qui s’intéresse trop à elle-même et pas suffisamment au monde où ont éclaté les deux grands événements majeurs : Auschwitz et Hiroshima.

A ceux qui lui reprochait son pessimisme sur notre temps, il répondait : « On nous a traités de « semeurs de panique ». C’est bien ce que nous cherchons à être. C’est un honneur de porter ce titre. La tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime ».

De son grand livre en deux volumes : « L’obsolescence de l’homme » paru en 1956, un critique écrivait : « 

« Dans ce texte magistral, le philosophe allemand s’alarmait de l’idolâtrie pour le progrès technologique au service d’une civilisation des loisirs où les machines auraient retiré aux hommes toute la pénibilité de l’existence. C’est un livre qui n’a pas la postérité qu’il mérite. A sa publication en 1956, il connut pourtant un très grand succès, comme en témoignent les nombreux retirages et nouvelles éditions de l’essai à l’époque, avec des ajouts de l’auteur justifiant la réimpression de ses thèses écrites plusieurs années auparavant.

Bravache, Anders écrit même ceci, en préface à la 5e édition : « Non seulement ce volume que j’ai achevé il y a plus d’un quart de siècle ne me semble pas avoir vieilli, mais il me paraît aujourd’hui encore plus actuel ». Et pourtant peu de nouvelles éditions sont à signaler depuis le début du 20ème s. – surtout aucune édition de poche permettant de démocratiser ce texte essentiel ». (V. Edin — 7 2019)

Günther Anders : 1956 : Une Vision prophétique (extrait)

« …Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.

L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter.

Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.

Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.

En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.

L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu.

Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels. »

Günther Anders, « L’Obsolescence de l’homme »
(Editions Ivréa), 1956

P.S. : Étonnante pré-vision !!!! Déjà les prophètes : Amos, Isaïe, Jérémie … ont été critiqués, combattus, persécutés …. Or ils avaient vu juste.

Dietrich Bonhoeffer – Lettre de prison

« ….Dieu, en tant qu’hypothèse de travail, en morale, en politique, est science, est aboli aussi bien que dans la philosophie et la religion (Feuerbach)…..

Où donc reste-t-il de la place pour Dieu ? demandent certaines âmes angoissées, et comme elles ne trouvent pas de réponse, elles condamnent toute l’évolution qui les a mises dans cette calamité…

Nous ne pouvons être honnêtes sans reconnaître qu’il nous faut vivre dans le monde « etsi deus non daretur » (expression de Grotius : « comme si Dieu n’était pas donné »). Et voilà justement ce que nous reconnaissons devant Dieu qui, lui-même, nous oblige à l’admettre. En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu.

Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne (Marc 15, 34). Le Dieu qui nous laisse vivre dans le monde sans l’hypothèse de travail Dieu, est celui devant qui nous nous tenons constamment.

Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde…, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide.

Matthieu 8, 17 indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa toute-puissance, mais par sa faiblesse et ses souffrances.

Voilà la différence décisive d’avec toutes les autres religions. La religiosité de l’homme le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le « deus ex machina ». La Bible le renvoie à la souffrance et à la faiblesse de Dieu ; seul le Dieu souffrant peut aider.

Dans ce sens, on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte dont nous avons parlé, faisant table rase d’une fausse image de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance. C’est ici que devra intervenir « l’interprétation laïque ».

Lettre écrite dans la prison de Tegel (Berlin),
le 16 juillet 1944, à son ami Eberhard Bethge.