3ème dimanche de Carême – 12 mars 2023 – Évangile de Jean 4, 5-42

Évangile de Jean 4, 5-42

La soif de Dieu

Avez-vous remarqué que, dans cet Évangile où Jésus, exténué, demande à la Samaritaine : « Donne-moi à boire », jamais il ne boit ? Dans le récit, jamais sa soif à lui, n’est étanchée.

Et, avez-vous remarqué le contraste qu’il y a avec la première lecture ? Dans le désert, le peuple souffrait de la soif. Et Moïse récrimine contre lui : « Que vais-je faire de ce peuple ? Encore un peu, et ils me lapideront ! ». Et que fait Dieu ? Il leur donne à boire. Lui ne tergiverse pas : même si, comme le dit l’Écriture, le peuple assoiffé lui cherche querelle, Dieu fait immédiatement jaillir une source d’un rocher. Au-delà de nos mécréances, Dieu commence par combler nos besoins les plus immédiats. Ils me maudissent parce qu’ils ont soif ? Voici à boire …

On interprète souvent cet Évangile – et le texte nous y invite d’ailleurs – en présentant l’Esprit comme une source d’eau vive, qui étanche notre soif spirituelle : « celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle ». Et Paul nous incite à faire le lien avec le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte : « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné alors que nous n’étions encore capables de rien ». L’amour de Dieu, voilà l’eau vive que l’Esprit nous donne comme il donnait de l’eau sortie du rocher aux Hébreux dans le désert.

Mais qui se préoccupe de la soif de Dieu ?

Il y a un parallélisme troublant à faire entre le Jésus qui dit « Donne-moi à boire » à la Samaritaine et le Christ en croix dont Jean nous dit, plus loin, au chapitre 19, que « sachant que tout, désormais, était achevé, pour que l’Écriture s’accomplisse jusqu’au bout, il dit : « J’ai soif. »

En quoi l’étanchement de la soif de Jésus accomplit-il l’Écriture ? Est-ce simplement pour faire, au moment de la crucifixion, une référence parlante à la complainte du juste couvert d’insultes dans le psaume 70 ? ou est-ce véritablement l’étanchement de la soif de Jésus qui accomplirait les Écritures ?

L’Évangile d’aujourd’hui nous donne la réponse. Je vous ai quelque peu induit en erreur en vous disant que jamais la Samaritaine n’étanchait la soif de Jésus. Elle le fait, en tous cas elle lui donne à boire de cette eau vive qui est de le reconnaître comme Christ et de le glorifier comme Messie auprès des siens. Jésus dit alors à ses disciples : « Dès maintenant, le moissonneur reçoit son salaire : il récolte du fruit pour la vie éternelle, si bien que le semeur se réjouit en même temps que le moissonneur. » La moisson du jour c’est la foi de la Samaritaine. La reconnaissance, voilà ce qui étanche la soif de Dieu.

Jésus ajoute : « Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer. » Si nous disons que l’eau vive est l’amour de Dieu que l’Esprit nous donne, étancher la soif de Dieu revient à lui rendre cet amour.

Nous apaisons la soif de Dieu lorsque nous l’aimons, nous sommes des sources d’eaux vives pour Dieu lorsque nous lui rendons témoignage. Chaque vie donnée au Christ est un flot étanchant la soif d’amour de Dieu. Chaque Eucharistie, chaque prière, chaque offrande, chaque don de soi est de l’eau pour la soif d’Humanité qu’éprouve Dieu.

Oh bien sûr, nos offrandes sont imparfaites, notre prière est faible et le don de nous-même est rarement limpide. La soif de Dieu n’est jamais pleinement étanchée des flots de notre amour que nous mêlons toujours quelque peu du fiel de notre péché.

Mais sur la croix, Jésus prit tout de même l’eau mélangée de vinaigre et dit « Tout est accompli ». Il suffit de ça : lui donner à boire de nous-même, même si notre breuvage est quelque peu amer ou corrompu.

Que le jaillissement de notre foi soit pour Dieu un étanchement véritable et que notre Carême nous aide à rendre la boisson un peu moins vinaigrée. Car Dieu a soif de notre amour.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

2ème dimanche de Carême – 5 mars 2023 – Évangile de Matthieu 17, 1-9

Évangile de Matthieu 17, 1-9

La Transfiguration

Si l’on s’en réfère à la quarantaine inaugurale de Jésus, le carême n’est donc pas d’abord un temps d’ascèse et de mortifications, mais la reprise de conscience d’une révélation bouleversante : par Jésus, nous sommes devenus, par adoption, des enfants de Dieu. Du coup, avec lui, nous sommes chargés de la mission vitale d’étendre le Royaume de l’amour dans l’humanité tout entière.

Cette vocation divine nous laisse libres si bien que nous devons combattre les méthodes séduisantes mais diaboliques de l’accomplir. La vie devient un combat contre ce qui pourrait nous paraître comme des évidences : assouvir la cupidité, hypnotiser par le spectacle, écraser par la violence. Le carême est donc un recentrement de nous-mêmes afin de mener une vie conforme à l’évangile de Jésus. Ce combat n’est jamais clos : la résistance à ce projet va se durcir et même provenir du milieu religieux.

Car Jésus, avec audace, ne cesse de dénoncer des cérémonies formalistes et des pratiques minutieuses qui semblent honorer la gloire de Dieu sans entraîner la justice et l’amour du prochain. Prêtres du Temple et laïcs pharisiens sont très vite exacerbés par ce paysan sans titre qui annonce la venue du Royaume de Dieu : c’est un imposteur qui a fait un pacte avec le diable, un gourmand qui profite de toutes les occasions de se goinfrer. Ce n’est pas possible qu’il soit le messie sauveur annoncé par les Écritures.

A nouveau Jésus plonge dans la prière, cherche la lumière de l’Esprit et un jour, il annonce le grand tournant qu’il va prendre. « Je monte à Jérusalem, on me haïra, on me mettra à mort mais mon Père me rendra la Vie et le Royaume naîtra. Quiconque veut être mon vrai disciple devra lui aussi prendre le même chemin et porter la croix du refus ». Abasourdis, sans comprendre, les apôtres acceptent de le suivre. C’est ici que nous rejoignons l’Evangile de jour.

La Transfiguration

Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène à l’écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux : son visage devint brillant comme le soleil, et ses vêtements blancs comme la lumière. Voici que leur apparurent Moïse et Elie qui s’entretenaient avec lui.

Parce qu’il a accepté de prendre cette terrible décision, pour l’encourager à poursuivre et en offrir le signe aux trois grands disciples, la présence divine du Père étreint le Fils. Son visage qui était crispé par la terreur se détend, rayonne de beauté et de paix. Le don total de son corps lui attire la lumière ; la pesanteur s’épanouit dans la grâce.

Les deux grands personnages de l’histoire, représentant la Loi et les Prophètes, apparaissent aux disciples. Tous les deux sont allés sur la montagne pour prier et écouter Dieu, la face de Moïse rayonnait, tous les deux ont lutté avec ardeur pour l’honneur de Dieu, mais tous les deux avaient encore employé la violence.

A présent, ils viennent s’incliner autour de Jésus et ils reconnaissent sa valeur ultime, sa suprématie. Ils parlaient à Jésus, ajoute Luc, de son exode qu’il allait accomplir à Jérusalem. Oui, c’est bien toi le Sauveur messianique ; par ta croix et ta résurrection, tu vas accomplir l’exode définitif. Non d’un pays à un autre ni le fait d’un peuple particulier. Mais la libération de l’humanité entière hors de l’esclavage du péché.

Pierre prit la parole : « Seigneur, il est heureux que nous soyons ici. Si tu veux, je vais dresser trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie ».

Ebloui par la vision, Pierre souhaiterait prolonger ce moment de vision qui le comble de bonheur mais il demeure dans un monde de la division et il voudrait arrêter l’histoire. Dieu va faire éclater sa tentation.

Il parlait encore lorsqu’une nuée lumineuse les recouvrit de son ombre ; et, de la nuée, une voix disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ».

Entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre et furent saisis d’une grande frayeur. Jésus s’approcha, les toucha et leur dit : «  Redressez-vous, n’ayez pas peur ».

Levant les yeux, ils ne virent plus que lui, Jésus seul.

Dans la Bible, la Nuée représente la présence de Dieu. Le choc de sa venue provoque un certain recul car notre état de pécheur nous plonge dans la peur. Mais Jésus Seigneur nous relève, nous re-suscite. Devant Dieu nous retrouvons notre stature d’homme debout et nous découvrons notre état. Ce n’est pas d’abord aux hommes de construire des maisons de Dieu mais au contraire c’est Dieu qui spirituellement réunit sous son ombre tous les croyants. Abraham et Jacob, Moïse et Isaïe, Pierre et Paul, François et Dominique, Marie et Madeleine… : en Jésus enfin la communion est possible. Il ne faut plus rêver d’extase, de phénomène miraculeux mais faire converger tous nos regards sur Jésus, l’homme. Reconnu Seigneur, Jésus nous unifie

En descendant de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne parlez de cette vision à personne avant que le Fils de l’homme ne soit ressuscité d’entre les morts ».

Les visions sont fugitives, les extases éphémères : elles ne sont offertes que pour encourager à poursuivre la route jusqu’au bout, à affronter l’opposition. Pour le moment, il serait dangereux de propager que Jésus est bien le Messie car la foule n’est que trop portée à attendre un sauveur glorieux qui par la force, écrase les ennemis et elle déclencherait l’insurrection – ce qu’elle fera en l’an 66 et la révolte s’achèvera par la guerre et la destruction de Jérusalem et du Temple.

Bientôt, après la résurrection pascale et le don de l’Esprit, alors les apôtres pourront et devront certifier à tous vents que Jésus est bien l’authentique et l’unique Sauveur du monde qui utilise les méthodes qu’il avait choisies lors de son baptême.

Carême : Temps de conversion

L’Eglise nous presse de « faire pénitence » oui mais au sens premier de meta-noïa, conversion, retournement.

Le premier dimanche nous a replacé devant la révélation qui change notre vie : par le passage dans l’eau du baptême, Dieu nous a adoptés comme ses enfants. Méditons et n’oublions jamais le don de cette nouvelle identité spirituelle. Faisons confiance à notre Père qui ne nous abandonnera jamais et nous fera toujours miséricorde.

Par conséquent nous avons à réfléchir longuement dans la prière sur la mission reçue. Assumer votre mission, débusquer les fausses méthodes de laisser advenir le Royaume, rejeter les méthodes du monde, oser nous démarquer. Ne nous étonnons pas que le carême soit un temps de lutte acharnée pour écarter les tentations. Si votre fils refuse l’Evangile, montrez-lui que notre monde qui le rejette aussi s’enlise dans l’injustice, écrase les pauvres, se déchire dans la barbarie des guerres, détruit la planète. Mais votre affirmation ne sera valable que si vous pouvez lui montrer des communautés paroissiales qui, en effet, ont fait les options de Jésus Sauveur. Privons-nous de dessert mais surtout prenons du désert.

Le deuxième dimanche nous replace devant le mur de l’échec et provoque une prière plus torturée. Pourquoi refuse-t-on le message pacifique et miséricordieux ?…Pourquoi cette surdité à l’évangile ?…Comme Jésus montait dans la montagne, exhaussons notre vision et notre réflexion vers notre Père du ciel. Peut-être avec quelques autres, prions.

Comme Jésus, soyons attristés que tant de gens honnêtes, baptisés, et même des responsables de l’Eglise se cabrent devant toute proposition de changement et nous en veulent pour oser toucher à l’ordre établi alors que celui-ci montre ses insuffisances.

Alors, comme Jésus, au lieu de demeurer entre nous et nous lamenter sur l’incroyance, au lieu de nous plaindre d’être nous-mêmes des pécheurs (ce qui est exact), prions pour prendre la décision de secouer des structures moribondes, de démasquer la piété hypocrite qui ne donne pas de fruit.

Pour ne pas imposer nos idées personnelles ni nous décourager trop vite, une seule solution. Essentielle ! Regarder Jésus. Etre émerveillé par ce personnage unique. Recevoir sa Lumière. Pénétrer la magnifique déploiement du projet de Dieu qui va d’Abraham à Moïse puis Elie, Isaïe…Jean-Baptiste et, au sommet Jésus messie…puis Pierre, Paul, Marie-Madeleine…..des milliards de saints…

L’entreprise sera laborieuse, échouera souvent mais elle ne pourra capituler. Il faudra « prendre sa croix », être la cible éventuelle des moqueries, être condamnés comme aventuriers et menteurs. La Vérité sonne toujours à son heure. Notre chemin aboutira au calvaire pour rebondir dans l’élan éternel de Pâques.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

1er dimanche de Carême – 26 février 2023 – Évangile de Matthieu 4, 1-11

Évangile de Matthieu 4, 1-11

Carême : Tournant de la Foi

Depuis mercredi (puisque les dimanches sont exclus du compte), nous voici à nouveau entrés dans la période de 40 jours appelée « carême » (le latin quadragesima signifie 40). Le mot évoque tout de suite privations, petits sacrifices anodins, air triste et compassé. Il faut aller plus profond : « en quarantaine » : donc pour discerner le mal, changer notre point de vue, nous convertir, prendre un tournant dans notre vie de croyant. Il nous faut aller à Pâques.

Lorsque Jésus s’est rendu au fleuve Jourdain pour entendre le nouveau prophète, savait-il ce qui allait lui survenir ? Après avoir écouté longuement les exhortations tonitruantes de Jean qui annonçait la prochaine venue du Règne de Dieu, il descendit dans le gué et tout à coup il fit une expérience bouleversante. Il entendit une Voix céleste qui lui disait : « Tu es mon Fils bien-aimé » et l’Esprit-Saint l’imprégna tout entier.

Tandis que les gens, après avoir confessé leurs fautes, se rhabillaient et retournaient à leur vie ordinaire, Jésus, lui, s’enfonça dans la région désertique afin de réfléchir à l’impact de la révélation qu’il venait de recevoir. L’heure avait sonné d’accomplir sa mission : seul, dépourvu de moyens, que dois-je faire ? Dieu n’a rien précisé. Il entra « en quarantaine » dans la solitude et le silence total afin d’échapper à l’agitation du monde, mener une vie frugale pour se concentrer sur l’essentiel. L’enjeu était capital : rien moins que changer la face du monde, guérir l’humanité pécheresse. Un homme pour la planète entière !

C’est alors qu’une autre voix, tel un serpent, s’insinua et lui présenta les trois manières les plus évidentes d’agir afin d’accomplir sa tâche.

  • Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains.

Les hommes ne seront-ils pas heureux s’ils sont assurés de nourriture gratuite, s’ils peuvent consommer de manière surabondante et variée ? Ce serait la fin des soucis, des angoisses, du travail éreintant. Un paradis où l’on peut se promener en paix, où l’on agit comme on veut. Illusion satanique, réplique Jésus.

  • Jésus répondit : Il est écrit : « Ce n’est seulement de pain que l’homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».

Laissés à eux-mêmes, les hommes ne pourront jamais s’abstenir du mal. Leur coexistence n’est possible que s’ils acceptent de se laisser instruire par Dieu. S’ils se font eux-mêmes la loi, ils se dresseront les uns contre les autres. Même s’ils reconnaissent que frapper, voler, haïr est mal, ils le feront quand même, convaincus que le mauvais penchant qu’ils ont est malgré tout un bienfait pour eux. Mettre son bonheur dans les nourritures terrestres, c’est demeurer sous le règne animal régi par la loi de la jungle : le plus violent, le plus pervers l’emporte.

  • Le démon emmène Jésus à Jérusalem, au sommet du temple : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas car il est écrit « Dieu donnera ordre à ses anges, ils te porteront de peur que ton pied ne heurte une pierre ».

Notre autre grand rêve : nous élever au règne des anges. Échapper à la lourde pesanteur qui nous colle au sol, pouvoir planer, voguer dans l’azur, échapper aux chutes, aux échecs. Croire en Dieu pour qu’il ne nous arrive rien de grave. Nouvelle illusion, démasque Jésus.

  • Jésus lui déclara : Il est aussi écrit : «  Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu ».

L’univers a été créé avec ses lois et nous devons les observer. C’est grâce à cette obéissance que nous avons pu, à la suite de calculs et d’expérimentations, nous échapper vers les planètes. Mais nous ne pouvons défier Dieu de résoudre nos problèmes, exiger de lui qu’il fasse un miracle pour nous tirer d’embarras, nous dispenser du travail. Certes Jésus a accompli des guérisons mais elles furent peu nombreuses, jamais accomplies pour faire du merveilleux, réalisées comme à contrecœur car il ne voulait pas forcer notre liberté.

  • Le démon l’emmène alors sur une très haute montagne et lui fait voir le monde avec sa gloire. Il lui dit : «  Tout cela, je te le donnerai si tu te prosternes pour m’adorer ».

Le pire : user de moyens diaboliques, diviser, encourager l’envie, la cupidité, la frénésie sexuelle, la traite des êtres humains, le trafic des drogues, éliminer les faibles, imposer la violence, déclencher des guerres, attiser les conflits. Hélas – l’histoire et l’actualité récente nous le montrent – des multitudes sont prêtes à foncer derrière des menteurs et rêvent d’empire, de gloire. Et toujours au prix exorbitant de victimes, de ruines, de massacres, de ravages. Et toujours pour retomber de son piédestal. Le communisme de Staline a fait le goulag, le nazisme du Führer a culminé à Auschwitz, le capitalisme risque de conduire le monde à la destruction finale. Et l’histoire semble ne rien nous apprendre : il y a toujours des foules hypnotisées par les promesses diaboliques de gloire et de bonheur.

  • Alors Jésus lui dit : Arrière, Satan ! Il est écrit : «  C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras et c’est lui seul que tu adoreras ».

Toute la Bible raconte l’histoire d’un petit peuple à qui Dieu apprend à se méfier, comme de la peste, de l’idolâtrie et qui, en dépit des appels des prophètes, n’y parvient guère. Jésus, comme ceux-ci, répète la déclaration solennelle de Dieu : « J’ai mis devant toi la vie et la mort : choisis la vie ». La foi n’est pas une pommade religieuse pour adoucir un peu les peines de la vie. Adorer un Dieu unique, n’adorer que lui, ne céder à aucune autre pression, se savoir aimé infiniment et porté à aimer indéfiniment. On ne discute pas avec satan, on ne cherche pas de compromis avec lui : on le chasse. Notre société glorifie « les idoles » : qu’elle prenne garde, c’est un signe de décadence.

  • Alors le démon le quitte. Voici que des anges s’approchèrent de Jésus et ils le servaient.

Jésus a vaincu les trois tentations fondamentales auxquelles toutes les autres se rattachent. Son Père l’a laissé libre et maintenant il l‘assure de son aide. Ce combat lui a permis de clarifier son engagement et il va commencer sa mission.

  • Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée. Quittant Nazareth, il vint habiter à Capharnaüm, au bord du lac de Galilée…. A partir de ce moment, il commença à proclamer : «  Convertissez-vous : le Règne de Dieu s’est approché. »

Par crainte d’une insurrection, le roi Hérode fait arrêter le prophète gêneur …et Jésus n’use pas de la force pour libérer son maître. Devant le danger, il fuit vers le nord et s’installe dans la province d’Israël marquée par la présence romaine. Son ministère débute au contraire des suggestions diaboliques : pauvre, seul, il circule dans les villages et utilise un moyen pauvre – parler – pour s’adresser à des pauvres. Mais en effet avec lui Dieu vient changer l’humanité non de manière spectaculaire avec armes et trompettes mais avec un appel pressant : « Changez de conception, n’adorez que Dieu ».

Nouveau Tournant

Mais que se passe-t-il alors ? Le jeune Prophète se heurte à une opposition farouche : non celle des grands pécheurs ni celle des Romains païens, mais bien celle des hommes qui se prétendent les plus pieux : pharisiens, prêtres, scribes ! Très vite leur hostilité se durcit, leurs attaques se multiplient, leurs menaces se précisent : « Cet individu a le diable au corps »…

Jésus de plus en plus prie pour pénétrer la volonté de son Père et recevoir la force de l’accomplir jusqu’au bout. Il ne peut ni se taire ni édulcorer ses exigences. La Vérité du Royaume est en jeu, il lui faut accomplir sa mission jusqu’au bout. Il monte au coeur d’Israël, le Temple, et dénonce le formalisme des liturgies, la fausse piété et la vanité des hauts responsables. Leur conduite et leur enseignement ne construisent pas une société basée sur le droit et la justice. Loin de mener le peuple à Dieu, ils le détournent de lui. L’issue est évidente : ce sera la condamnation et la croix. Mais l’infinie miséricorde de la victime, qui est bien le Fils, l’ouvre à la Vie nouvelle de son Père. A Pâques, le mystérieux Royaume est ouvert.

Autant les disciples étaient fiers de suivre un maître qui, par ses miracles, attiraient les foules, autant ils se braquèrent lorsque celui-ci leur annonça l’issue inéluctable de la croix, non par l’obligation de la souffrance mais à cause de la dureté des hommes. Au dernier moment ils l’abandonnèrent et s’enfuirent. Mais le Ressuscité revint vers eux et l’Esprit les combla enfin de la lumière, de la paix, de l’assurance : c’était eux d’abord qui devaient être convertis

Notre Carême

Baptisés souvent dès l’enfance, élevés dans la pratique des rites, nous ne remarquons pas que notre foi est tiède, routinière. Or elle n’est pas un opium pour nous tranquilliser. Le carême que nous n’avons pas fait au baptême, nous sommes appelés chaque année à le faire car on n’est pas chrétien une fois pour toutes. Comme les apôtres, nous renâclons devant le combat à mener, la croix que nous refusons de prendre.

Nous voulons, avec le Seigneur, changer le monde ? Commençons par nous changer et changer l’Eglise.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

7ème dimanche du Temps Ordinaire – 19 février 2023 – Évangile de Matthieu 5, 38-48

Évangile de Matthieu 5, 38-48

Aimer sans limites

« Parle à toute l’assemblée des fils d’Israël. Tu leur diras : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Si nous regardons ce commandement de l’Amour – « Aime ton prochain comme toi-même » comme la définition de relations correctes entre nous, la seule mesure sur laquelle se fonde une société juste, si nous disons que notre comportement envers autrui ne peut pas différer de celui que nous attendons envers nous-mêmes, comment comprendre cette mesure – « Aime ton prochain comme toi-même » – si on ne s’aime pas ?

Comment aimer les autres si on ne s’aime pas soi-même ? Et si nous n’avons pas un regard bienveillant sur nous-même, comment espérer avoir un regard bienveillant – un regard d’amour – sur l’humanité ou sur le monde ?

Nous connaissons tous des chrétiens qui passent leur vie à faire des reproches aux autres : c’est le signe qu’ils ne s’aiment pas. Nous connaissons tous des chrétiens qui passent un temps considérable à critiquer leur prochain, la société et les temps actuels : c’est le signe qu’ils ne s’aiment pas. Nous connaissons tous des chrétiens qui témoignent d’un regard injuste envers les autres, parce que nous sommes parfois ces chrétiens injustes et c’est toujours le signe que nous sommes aussi injustes envers nous-mêmes, que nous ne nous aimons pas. En tous cas pas comme Dieu nous aime, et nous commande d’aimer.

Déjà le Christ était averti de ce danger – celui d’être incapable de véritablement aimer lorsque on a un regard méprisant envers soi. C’est pourquoi, il précisera ce commandement de l’Amour donné à Moïse : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. » [ Jean 15, 12 ] . Aime ton prochain comme Dieu t’aime ! Mais avant toute chose : toi-même, aime-toi comme Dieu t’aime !

Paul dit : « Ne savez-vous pas que vous êtes un sanctuaire de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? ». Avons-nous ce regard sur nous-mêmes ? Sommes-nous toujours conscients de la valeur inouïe que nous avons aux yeux de Dieu ? Croyons-nous vraiment que nous sommes des tabernacles, des calices au sein desquels Dieu se rend présent ? Avons-nous cette certitude que, dans nos corps et nos esprits brisés, Dieu désire tant venir vivre ? Pour toujours …

Si nous ne voyons pas nos corps et nos esprits comme des vases sacrés, d’une beauté particulière, intense et délicate, à la fois précieux et fragiles, d’une valeur inouïe aux yeux de Dieu c’est que nous ne nous aimons pas. En tous cas pas assez.

Je sais : c’est parfois difficile. C’est difficile de s’aimer soi-même alors que nous avons les yeux rivés sur les failles qui nous brisent. C’est difficile de s’aimer soi-même, confrontés parfois à notre inintelligence, notre mauvaise volonté, nos habitudes détestables et les élans de haine qui parfois nous gagnent. C’est difficile de s’aimer soi-même, confrontés à son propre péché. Qui ne s’est jamais fait des reproches ? Qui ne s’est jamais trouvé ridicule, injuste ou parfois méchant ?

Comment s’imaginer vase sacré, temple du Dieu-Amour alors que nous côtoyons chaque jour notre propre laideur ? Comment avoir conscience de notre infinie valeur quand nous connaissons si bien nos fragilités, nos mauvaises habitudes, nos pensées détestables et, peut-être, ce que nous considérons comme des vices ? N’est-il tout de même pas nécessaire d’avoir un regard lucide sur soi-même ? C’est précisément cette sagesse du monde qui est folie devant Dieu.

Oui, bien sûr, il faut avoir un regard lucide sur soi-même mais il faut en outre, à ce regard, la lucidité de Dieu ! Ce regard qui est folie pour les hommes. Ce regard qui fait de nous, malgré notre corruption, des sanctuaires sacrés. Ce regard empli de confiance et de bienveillance, qui nous voit déjà saints, parfaits comme notre Père céleste est parfait.

Je vous en prie : émerveillez-vous de la bonté qui réside en vous ; admirez la tendresse dont vous êtes capables ; réjouissez-vous de votre désir d’affection, de communion et de paix. Émerveillez-vous de vous-mêmes comme de temples saints, de véritables sanctuaires de l’amour de Dieu. Jamais nous ne devons oublier de considérer votre propre beauté aux yeux de Dieu. Alors tout nous appartiendra, […] le monde, la vie, la mort, le présent, l’avenir : tout sera à nous, et nous, au Christ, comme le Christ est à Dieu.

Nous n’aimerons les autres que si nous nous aimons nous-mêmes comme le Christ nous aime. Et avant de se réconcilier avec le monde, il convient de se réconcilier avec soi-même : aimons vos ennemis même si cet ennemi, c’est parfois nous-même.

Pour pouvoir aimer ses ennemis, il faut aimer sans limites. Ce n’est possible que s’éprouvant soi-même aimé sans limites par Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

6ème dimanche du Temps Ordinaire – 12 février 2023 – Évangile de Matthieu 5, 17-37

Évangile de Matthieu 5, 17-37

La juste taille

Après avoir été encensés la semaine passée par le Christ – « Vous êtes le sel de la Terre » ; « Vous êtes la lumière du monde » –, on peut dire que la douche aujourd’hui est nettement plus froide : « Tout homme qui se met en colère contre son frère devra passer en jugement » ; « Tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère » ; « Si ton œil entraîne ta chute, arrache-le » ; « Si ta main entraîne ta chute, coupe-la ». C’est tout de suite moins engageant …

Il est probable que la plupart d’entre vous n’a pas choisi d’être baptisée dans la foi chrétienne, moi non plus. Mais notre présence ici est certainement le signe que nous nous la sommes appropriée, que nous avons fait nôtre ce choix. Nous n’avons pas choisi d’être baptisés, mais nous avons choisi d’être ici.

Pour ma part, parmi toutes les doctrines, toutes les opportunités spirituelles qui s’offrent à nous, je choisis la foi catholique précisément parce qu’elle est celle qui me semble la plus difficile, la plus exigeante, la plus globalisante.

La foi catholique est la plus exigeante parce qu’elle implique tout le corps et tout l’esprit. Elle nous implique tout entier. Elle n’a rien d’une théorie, d’une belle pensée. Elle n’est pas non plus une simple éthique, des règles de bon comportement. Précisément, elle n’a de sens qu’effectivement incarnée.

Ce qui ressort des lectures d’aujourd’hui, c’est que notre foi implique et emporte toute notre personne – corps et âme – la totalité de notre être, nous tout entier. Et c’est en cela qu’elle est difficile, et parfois bien exigeante.

Car, si notre foi implique et emporte toute notre personne – corps et âme –, c’est aussi le cas du péché. « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le ». C’est d’une radicalité inouïe, que nous avons sans doute tendance à estomper. Le péché est vu ici comme une gangrène qui pourrait nous envoyer au désespoir et à la tombe. Parce que c’est effectivement le cas ! « Si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la ». Ne laisse pas progresser les ténèbres et le mal qui te ronge, tu mourras sinon. Spirituellement d’abord, charnellement ensuite.

Bien sûr nous sommes libres ! Le Livre de Ben Sira le Sage le dit : « Si tu le veux, tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle. Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu préfères. » Libre à nous, évidement, de choisir l’infidélité, de nous laisser entraîner vers le feu ; libre à nous de préférer nous brûler. « La vie et la mort sont proposées aux hommes, l’une ou l’autre leur est donnée selon leur choix ». On peut choisir de se laisser gagner par la gangrène ; nous sommes essentiellement libres …

Mais Dieu « n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission de pécher. » Et le Christ renchérit : « Si [notre] justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, [nous n’entrerons] pas dans le royaume des Cieux. » Libre à chacun, bien sûr, de courir au suicide spirituel. Parce que c’est de cela dont il s’agit : perdre le Royaume – c’est à dire essentiellement la joie de vivre – à force d’injustice, c’est à dire de péché.

Le christianisme est ainsi la doctrine la plus difficile parce qu’il est une doctrine de la liberté. Alors comment vivre cette liberté, comment faire quotidiennement ce choix d’être chrétiens, fidèles, éternellement vivants d’amour divin ?

S’agit-il de nous raboter petit-à-petit, jetant de-ci de-là les parties de nous-mêmes qui nous entraînent au péché ? Il y a de cela, en effet. Nous avons tous à élaguer des branches mortes, à faire tomber des fruits pourris. Avec une certaine objectivité, en posant un regard presque froid sur nous-mêmes, il y a en effet des choses en nous qui doivent changer ou disparaître ; nous le savons tous.

Et sans doute est-il perdu plus que tout autre celui qui s’aveugle sur son propre péché, qui refuse d’affronter sa part de ténèbre et de laideur, de faire face à ce qu’il y a en lui de souillé. « Si ton œil entraîne ta chute, arrache-le » ; « Si ta main entraîne ta chute, coupe-la ». Trop de complaisance sur nous-mêmes et nous nous rendons incapables de nous épanouir. C’est vrai : il faut parfois tailler dans le vif qui se gangrène. Et c’est douloureux d’affronter sa part d’ombre mortifère.

Mais à trop tailler, à tomber dans un rigorisme abscons, à ce que la vision des maux qui nous rongent emporte même la vision de la merveille que nous sommes : nous nous condamnons tout autant à mourir. « Vous êtes le sel de la Terre » ; « Vous êtes la lumière du monde »

A chaque arbuste convient une juste taille. A chacun d’entre nous, il convient de trouver une juste mesure. Aussi y-a-t-il un temps pour la rigueur et un autre pour la vigueur : quand l’hiver spirituel arrive, il faut tailler ; quand le printemps revient, il faut laisser courir la sève.

Le christianisme est une doctrine exigeante parce qu’elle implique un équilibre difficile, positivement instable. Trop sévère ou trop lâche, le chrétien s’éteint et meurt. Mais immobile, il meurt aussi. Il nous faut résoudre cette difficile équation qui nous entraîne toujours vers l’avant tout en reculant parfois ; qui nous pousse à nous épanouir tout en taillant parfois dans le vif. Il nous faut réussir le difficile alliage de la liberté et de l’obéissance au commandement divin de l’Amour. Il nous faut toujours envisager notre ultime beauté malgré notre part de laideur.

Le Christianisme est une doctrine exigeante, c’est vrai. Mais personne ne s’attendrait à ce que soit facile une doctrine qui promet l’accomplissement de l’âme et du corps. « Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais accomplir » nous dit Jésus.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

5ème dimanche du Temps Ordinaire – 5 février 2023 – Évangile de Matthieu 5, 13–16

Évangile de Matthieu 5, 13–16

Les Béatitudes dans la vie sociale

Le texte des 8 Béatitudes est magnifique mais s’il n’est que mémorisé, récité, admiré comme un bel idéal ou si on le projette dans l’avenir, il n’a pas de valeur. C’est pourquoi Jésus immédiatement l’injecte dans l’actualité de ceux qui l’écoutent : « Vous êtes… ». Qui sont ces « vous » ?: évidemment ceux qui sont groupés sur la montagne, au premier chef les apôtres puis tous ceux et celles qui s’échelonnent sur la pente. Donc le premier devoir est de s’approcher de Jésus afin de bien l’écouter et de l’interroger pour mieux comprendre son message. Ne croyons jamais que nous savons un texte : il a été dit afin d’être expliqué et appliqué.

Le danger en effet chez beaucoup de baptisés est de ne recevoir la foi que comme un héritage familial, une façon de joindre une vie honnête avec l’observance de certains rites religieux et de se considérer ensuite comme « pratiquants». Or l’enseignement fondamental de Jésus commence par ordonner un changement de vie, il bouscule notre tranquillité routinière et nous pousse dans un Royaume où nous n’entrons que par nos actions. La foi « chrétienne » (il faut toujours le préciser) s’incarne dans la vie quotidienne et elle nous fait jouer un rôle capital dans l’existence du monde.

En conclusion des Béatitudes, Jésus précise donc les effets sociaux indispensables accomplis par ceux et celles qui les pratiquent : le sens de la vie, sa préservation, la lumière.

Le Sel

Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes.

Extraordinaires sont les progrès que l’humanité a réalisés notamment depuis deux siècles. Maîtrise des forces cosmiques, victoire sur les dangers, amélioration de la santé, longévité : nous semblions en route vers un bonheur de plus en plus grand. Or aujourd’hui des crises éclatent de tous côtés et même le risque de destruction se précise. Les malaises, les dépressions, les suicides se répandent. Consommer davantage, se perdre dans les divertissements, être hypnotisés par les écrans : on courait mais on allait droit dans le mur. Notre modèle occidental de vie montre ses failles, dévoile son vide, se révèle absurde et mortifère. On nous préparait un banquet …mais il était fade, sans goût, immangeable.

Par l’image du sel, Jésus montre bien le rôle indispensable des Béatitudes. Par leur pratique, la vie quotidienne prend un sens, une signification. S’ouvrir à l’amour de Dieu dilate nos cœurs, et donne le goût de vivre. En outre, dans l’antiquité, le sel servait aussi à préserver un peu mieux la nourriture. « Une alliance de sel » désignait un traité plus solide, plus durable. L’évangile fait agir dans la durée, éloigne la corruption.

Il est remarquable que Jésus ne s’acharne pas contre les méfaits de ce monde, mais il met en garde ceux qui l’écoutent. Le danger n’est pas que le monde aille de plus en plus mal : c’est que nous, qui nous disons disciples de Jésus, nous ne mettons pas en pratique son message à la hauteur des périls qui le menacent. Si l’évangile perd sa force de frappe, s’il devient fade, si, comme dit le pape, l’Église n’apporte qu’un message soft, doucereux, tranquille, émollient, comme du talc, alors il ne sert à rien.

Nous croyons que l’Église souffre des attaques de la société moderne sécularisée. Mais peut-être que beaucoup l’ont quittée parce qu’elle avait perdu son tranchant, parce qu’elle n’assaisonnait plus la famille, l’entreprise, la société. Que ses dirigeants ne craignent pas d’insister sur les exigences premières et de pousser à l’acte nécessaire. On n’annonce pas l’évangile pour flatter l’auditoire mais pour le guider vers plus de vérité. De ce fait il bouscule nécessairement.

La Lumière

« Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peut être cachée. Quand on allume une lampe, ce n’est pas pour la mettre sous le boisseau mais sur son support et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même que votre lumière brille aux yeux des hommes pour qu’en voyant vos bonnes actions, ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux ».

Énorme affirmation ! La vie construite sur les béatitudes et l’enseignement de Jésus Seigneur n’est pas la religion particulière d’un peuple ni une option parmi d’autres. Elle est le vrai chemin de toute l’humanité jusqu’à la fin des temps.

Depuis Babylone, les hommes ont toujours créé des villes somptueuses, des mégapoles illuminées, rayonnantes de richesses mais toutes sont rongées par des foyers de violence, de traite des personnes, de pornographie, de luxe éhonté. Au contraire la communion de ceux qui pratiquent l’évangile constitue comme une ville illuminée que l’on aperçoit de partout et qui indique le chemin à suivre pour sortir des ténèbres et vivre comme Dieu le demande.

Et chaque vrai croyant n’a pas le droit de conserver seulement ce message dans sa mémoire : il se doit de le prendre comme un programme qui le pousse à l’action. Qu’il constate les dérives de la civilisation, qu’il souffre des malheurs des multitudes égarées dans les ténèbres des mensonges si souvent prônés par les médias. Et qu’il voit clairement qu’obéir à Jésus Seigneur est la Bonne Nouvelle. C’est dans l’action que nous recevons le véritable « bonheur ».

Par là, nous ne cherchons pas à nous faire remarquer ni à nous attirer des compliments. Au contraire, comme l’affirme la 8ème béatitude : « Vous serez persécutés » parce que vous vous ajustez à la Volonté du Père et que le monde préfère se laisser manipuler par les puissances du mal, de la cupidité, de la haine.

Mais en persévérant dans les épreuves, votre foi brillera davantage et les hommes – « en voyant vos bonnes actions » – seront conduits à rendre gloire à Dieu le Père. A 17 reprises, ce titre reviendra dans le Sermon sur la montagne et il en sera le coeur avec la révélation centrale du « Notre Père ». Ainsi viendra la paix entre tous ceux qui du coup se reconnaissent comme « frères ».

Conclusion

Ces deux petites paraboles semblent peut-être anodines à beaucoup : tellement entendues qu’elles ne disent plus rien. Or énoncées dès le début du grand enseignement essentiel de Jésus, elles disent :

« Faites bien attention ! Loin des grandes écoles philosophiques, proclamé par un artisan juif à des gens très simples, ce message est appelé à rien moins qu’à changer la face du monde ! Il déboulonne les idoles qui, sous de fausses apparences, font dérailler l’existence des multitudes. Il passe toutes les frontières nationales, culturelles, raciales pour que quiconque puisse entrer dans le Royaume de Dieu et en devenir acteur ».

Effectivement c’est ce qui s’est produit. Jésus a l’audace d’assurer que son enseignement donne le sens véritable à la vie, qu’il construit une existence solide et durable, qu’il rassemble les disciples en une communion vitale, qu’il doit absolument s’incarner dans de bonnes actions qui ouvrent les yeux sur la présence et l’action d’un Dieu Père.

Que les pasteurs prennent donc garde à ne guider que des célébrations ronronnantes et des catéchèses théoriques. L’enjeu est fondamental : il y va de l’avenir même du monde ! En commençant sa mission, Jésus en était conscient : ce qu’il disait allait stupéfier, crisper, et même éveiller la haine chez certains. Le Père ne pouvait être annoncé qu’à travers les « per-sécutions ».

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

4ème dimanche du Temps Ordinaire – 29 janvier 2023 – Évangile de Matthieu 5, 1-12

Évangile de Matthieu 5, 1-12

Le Sermon sur la Montagne

La venue de Jésus se situe dans la ligne des Prophètes mais marque une nouveauté radicale vis-à-vis d’eux : « Convertissez-vous » dit-il – comme eux et Jean-Baptiste – mais il ajoute : « Car le Royaume de Dieu s’est approché ». Jésus est le Fils de Dieu, il possède la plénitude de l’Esprit et donne aux croyants l’entrée dans ce Royaume mystérieux qui n’est plus une échéance lointaine mais devient une réalité dans la manière de vivre.

Alors que Marc, le premier, entremêlait actions et paroles de Jésus au fil de sa vie, Matthieu, lui, très pédagogue, alterne scènes actives et grands enseignements de Jésus. Il structure son récit par 5 grands discours dont le premier est le célèbre « Sermon sur la Montagne » qui s’ouvre par la déclaration solennelle des 8 Béatitudes.

Heureux !

Jésus ne proclame évidemment pas que ses disciples vont vivre dans une allégresse permanente mais il les félicite d’avoir décidé de vivre selon son Esprit. Ils sont bénis de Dieu car ils marchent selon sa vérité, ils laissent Dieu diriger leur existence. On peut regrouper les 8 « béatitudes » par paires : elles cadrent les attitudes fondamentales du croyant évangélique.

Pauvreté de cœur et d’acte

  1. Heureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux.
  2. Heureux les doux car ils posséderont la terre.

Le péché fondamental en effet est l’orgueil qui n’est pas la vanité ostentatoire mais l’assurance de vouloir diriger sa vie selon ses propres conceptions. Son contraire est donc la pauvreté intérieure, l’humilité de reconnaître qu’il ne faut pas vouloir être roi de sa vie mais laisser Dieu nous entraîner sur ses chemins.

Évidemment cet état d’esprit dictera le renoncement à toute avidité et la décision d’une sobriété et d’une simplicité de vie. La 2ème béatitude le précise par une citation du psaume 37 : les « doux » ne sont pas des gentils mais des croyants qui refrènent leur cupidité, leur envie d’avoir toujours davantage. A l’inverse des impies qui cherchent leur assurance dans l’accumulation des biens, les doux mettent leur assurance en Dieu : ils « possèderont la terre »(au sens symbolique) c.à.d. ils entreront dans le Royaume. « Je suis doux et humble de coeur » affirmera Jésus.

Désir de la justice

  1. Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.
  2. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés.

Il ne s’agit pas de ceux qui pleurent la mort d’un proche mais des croyants qui souffrent de tous les malheurs qui accablent encore le peuple de Dieu : ils recevront la consolation définitive de Dieu. De même ceux qui cherchent de tout leur être à être justes devant Dieu, à s’ajuster à sa volonté aussi fortement que l’on cherche la nourriture, qu’ils soient rassurés : leur désir sera rassasié.

Le cœur amoureux

  1. Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.
  2. Heureux les purs de coeur : ils verront Dieu.

Grandeur essentielle de la miséricorde, coeur de l’amour ! Elle est l’attrait du coeur qui compatit à la misère de l’autre, qui ne se contente pas d’un vague sentiment de compassion mais se porte à soulager le malheur de l’autre. Aimer autrui : il faut bien se rendre compte de ce que cela comporte. Le coeur miséricordieux voit le malheur de l’autre, devine même sa peine cachée, se porte à le soulager au plus tôt et le mieux possible. Le Bon Samaritain en reste le grand modèle.

En retour, celui qui fait miséricorde à autrui peut être certain de recevoir toute la miséricorde de Dieu à son égard. Pardonne : tu seras pardonné.

Le coeur qui se donne à l’amour est débarrassé des scories de l’égoïsme : il « verra » peu à peu qui est Dieu, débarrassé des images idolâtriques. Dans les ombres de la foi, il discernera sa véritable grandeur, sa majesté, sa bienveillance. Il se saura aimé tel qu’il est. Il vivra dans la confiance.

Artisan de paix et Persécuté

  1. Heureux ceux qui font la paix : ils seront appelés fils de Dieu.
  2. Heureux les persécutés pour la justice : le Royaume de Dieu est à eux.

Qui n’est pas épouvanté par la permanence des conflits entre les humains, par ces orages, ces tsunamis de violence, cette pandémie de la guerre qui explose partout et sans arrêt, multipliant les destructions, les morts, les handicaps. Déjà au sein des familles, entre frères, entre collaborateurs, entre nations, la tempête éclate, les coups sévissent , les armes sortent !

Le disciple de Jésus ne se contente pas de se lamenter sur l’état du monde, d’échanger de vagues souhaits de paix : là où il vit, il travaille, il cherche à réconcilier avec délicatesse, il invente, il est un « artisan » de paix, avec ses moyens limités et surtout sa prière. En lui les autres peuvent reconnaître quelque illumination sur l’authentique Visage de Dieu, si souvent déformé et caricaturé.

Ce portrait du vrai disciple de Jésus, membre du Royaume de Dieu, devrait attirer la sympathie de ceux qui le côtoient. Détrompons-nous : tout au contraire il ne va pas manquer d’éveiller la méfiance, la critique, l’hostilité de son entourage. En finale donc, Jésus nous prévient et il le répètera tout au long de sa vie et dans les 4 évangiles. « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui lui appartient, mais vous n’êtes pas du monde : voilà pourquoi le monde vous hait » (Jean 15, 18).

Et Pierre le reprendra : « Au cas où vous auriez à souffrir pour la justice, heureux êtes-vous…Sanctifiez dans vos cœurs le Christ qui est Seigneur ». Et il montre que cette hostilité doit être l’occasion d’un témoignage : «  Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui en vous demandent compte. Mais que ce soit avec douceur et respect, avec une bonne conscience, afin que ceux qui décrient votre bonne conduite soient confondus » (1 Pi 3, 14 …)

Loin de nous abattre et de nous décourager, les oppositions nous fortifient dans la foi, elles nous rendent heureux de ressembler un peu davantage au Christ qui a tant souffert pour nous.

Conclusion

Au sommet de l’acropole d’Athènes se dresse encore majestueusement le célèbre Parthenon, Temple de la déesse Athéna, protectrice de la cité. L’énorme statue en or a disparu mais la façade aux 8 colonnes émerveille encore les millions de touristes qui la photographient, prototype de la beauté.

En face, sur une colline d’ Israël ignorée, près du lac de Galilée, a retenti « le Sermon sur la montagne » qui s’ouvre sur le portique des 8 Béatitudes. Dans ce mystère du Royaume, les hommes et femmes de tous pays sont invités à entrer. Ici pas de danger de nationalisme ni de ruines. Le Royaume est vivant et poursuit sa croissance mondiale. A tous ses disciples, le Seigneur promet le bonheur – non le bonheur factice, fragile, éphémère comme le monde le cherche mais le bonheur d’être dans la vérité.


Plan du Sermon sur la Montagne

Voici le temps de méditer ce fameux enseignement dont nous commençons la lecture. Admirable construction de Matthieu, grand pédagogue, pour nous enraciner comme disciples.

5, 1 – 16 : 8 béatitudes – rôle : sel et lumière.

5, 17 – 48 : 5 exemples : comment le Royaume accomplit la Loi.

6, 1 – 18 : 3 œuvres : aumône, prière (LE NOTRE PÈRE = le centre du texte.), Jeûne.

6, 19 – 7, 12 : 5 avertissements.

7, 13 – 28 : 8 appels à faire ou non.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

3ème dimanche du Temps Ordinaire – 22 janvier 2023 – Évangile de Matthieu 4, 12-23

Évangile de Matthieu 4, 12-23

L’appel à la conversion

L’Évangile, ce dimanche, fonctionne comme un diptyque. D’une part, une longue évocation du Livre d’Isaïe [Mt 4, 12-16], qui constituait aussi la première lecture et, d’autre part, l’appel des premiers disciples – Pierre, André, Jacques et Jean [Mt 4, 18-23]. Au centre du diptyque, comme une charnière entre les deux textes, l’appel solennel que Jésus prononce à l’aube de son ministère : « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche » [Mt 4, 17].

Commençons par le premier volet du diptyque, l’évocation du Livre d’Isaïe. Si on entreprend l’étude de l’Évangile selon Matthieu, on comprend assez vite qu’il s’adresse à un auditoire de juifs hellénisés, qui parlent grec ou qui sont de la diaspora. On s’en aperçoit par exemple parce que Matthieu, qui écrit en grec, utilise de nombreuses références implicites qui ne peuvent être comprises que par des personnes de culture juive. Notamment ici, quand il évoque Nephtali et Zabulon qui sont des tribus d’Israël. Mais plus encore en invoquant une citation d’Isaïe comme une prophétie écrite sept siècles auparavant. Le Livre d’Isaïe ne peut évidement être prophétique que pour des juifs. Le propos de Matthieu est clairement de témoigner du Christ à des juifs hellénisés.

Pour tous les juifs de Judée, les Galiléens sont méprisables. Nathanaël s’étonnera dans l’Évangile de Jean : « De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon ? » [Jn 1, 46]. Au sud de la Judée c’est le désert. C’est par la mer et par le nord, de Galilée donc, que viennent les influences étrangères. Les Galiléens sont vus comme des juifs de seconde zone, fortement hellénises, imprégnés de cultures païennes, des juifs approximatifs. Isaïe, lui aussi, parle de ces juifs que Jérusalem méprise : « Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Sur ceux qui habitaient dans le pays et l’ombre de la mort, une lumière s’est levée. » Le prophète, qui s’adresse à ses compatriotes de Juda, leur annonce que les contrées du nord, celles que l’on méprise pour leur infidélité à la foi des ancêtres, vont être elles aussi sauvées, signe que le salut de Dieu est pour tout le peuple. Elles étaient dans la nuit, elles vont connaître la lumière. Matthieu quant à lui identifie cette lumière à Jésus, provenant lui aussi de Galilée, comme preuve qu’il accomplit les prophéties d’Israël.

Deuxième volet du diptyque, l’appel des premiers disciples. Eux aussi sont Galiléens, de simples pêcheurs au bord du Lac de Capharnaüm. Aux yeux des élites juives, tous ces gens sont donc méprisables. D’emblée est posée une constante qui parcourt tout l’Évangile : c’est par les tout-petits, les gens méprisables qu’advient le salut.

Je voudrais revenir sur le caractère immédiat de la réponse de Pierre, André, Jacques et Jean à l’appel de Jésus : « Aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent. » Il y a, derrière la brièveté de cette phrase quelque chose de l’ordre du déclic qui change une vie. Beaucoup de vocations témoignent de ce genre de déclic : saint Antoine qui donne tous ses biens aux pauvres à l’audition de l’Évangile pour se faire ermite, saint François et saint Ignace bien sûr, Paul Claudel également. Dans toutes les vocations religieuses, je crois qu’il y a quelque chose de l’ordre du déclic, d’un changement, d’un retournement du cœur, d’une conversion. « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche »

L’image du Christ surgissant de ce qui est méprisable, né avec les bêtes sous le regard de pauvres bergers, issu de Galilée d’où il ne peut rien surgir de bon, appelant à la conversion, nous montre la voie de toute vocation. Nous avons tous une vocation religieuse. Nous sommes tous, je l’espère, quelque part religieux.

C’est de ce qui est méprisable que surgit le Royaume. Ce n’est pas tant par nos actes de bonté, dans la générosité de notre cœur que la proximité avec Dieu est éclatante, c’est dans la conversion de ce qui est méprisable en nous. Les personnes non-croyantes sont tout aussi capables que nous d’aider généreusement leur prochain et de se préoccuper du sort des pauvres. Il y a parmi les athées de grands humanistes. Ce n’est pas par le simple fait de nous aimer les uns les autres que nous témoignons du Royaume de Dieu, les non-croyants sont tout aussi capables que nous d’aimer. C’est à la manière de nous aimer que nous témoignons du règne de Dieu. Parce que brille en nous une étincelle divine, parce qu’il y a eu en nous un déclic qui change notre façon d’aimer.

Comme le proclame Jésus : le Royaume de Dieu est tout proche, il est prêt à surgir dans notre cœur et c’est à travers ce qui est méprisable qu’il surgira en nous. A travers ce qu’il nous faut encore convertir.

Ce n’est jamais agréable de faire l’inventaire de ses petits défauts, a fortiori des ténèbres en soi. Mais c’est par leur conversion que notre proximité avec Dieu éclatera, que nous seront des disciples rayonnants et que nous témoignerons spontanément de sa présence.

« Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière. »
« Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche »

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

2ème dimanche du Temps Ordinaire- Année A – 15 janvier 2023 – Évangile de Jean 1, 29-34

Évangile de Jean 1, 29-34

Le Temple de notre corps

Jean le Baptiste est un fils de bonne famille, issue de l’establishment. Son père Zacharie est un prêtre du Temple de Jérusalem. C’est une situation élevée. Jean, cependant, est de ces fils qu’une radicalité opposée à leur milieu et à leur époque, envoie sur les chemins du plus grand dépouillement. Saint François en sera un autre, qui ne se vêtira de rien et ne se nourrira de rien, sinon de ce que Dieu donne naturellement. On pense aussi à saint Antoine, riche héritier qui prend l’Évangile au pied de la lettre et distribue tous ses biens aux pauvres pour suivre le Christ. Des fils bien nés, qui volontairement se dépouillent, pour trouver Dieu.

Au-delà de sa personne, c’est le culte que Jean le Baptiste dépouille. Contestant l’hypocrisie des élites sacerdotales qui prétendent à la fois servir Dieu et se soumettre à l’envahisseur romain, contestant sans doute aussi l’hypocrisie des sacrifices qui s’apparentent à du commerce, Jean retourne au Jourdain, c’est-à-dire aux origines de l’entrée des Hébreux en Terre promise. C’est une posture scandaleuse parce qu’elle assimile les grands-prêtres du Temple, les élites de Jérusalem et, au-delà, la soumission du peuple à l’occupant, aux Cananéens que Josué avait précisément chassés d’Israël en entrant en Terre Sainte.

« Votre culte n’est rien et il nous faut regagner la Terre promise » voilà le cri de Jean le Baptiste à la face de ses contemporains. Il est « celui qui crie dans le désert : Redressez le chemin du Seigneur. » [Jn 1, 23]. Par son discours et sa vie, Jean conteste non seulement l’hypocrisie des rites, mais surtout le fait que Dieu résiderait encore au Temple de Jérusalem, que la Terre d’Israël serait toujours son pays.

Si Dieu a déserté et le culte et le Temple et la Terre, c’est à cause du péché des hommes, de leur soumission aux impies. Jean est pragmatique : s’il faut restaurer la relation avec Dieu, il faut dès lors se purifier. Le rite qu’il met en place au Jourdain reste avant tout un rituel juif de purification avant l’entrée sur un sol sacré. C’est un rite qui existe encore de nos jours, où les juifs pieux se rendent au mikveh, au bain rituel, la veille des jours de fêtes. C’est un rite que l’on retrouve encore dans l’Islam, où on se lave avant de s’approcher d’un lieu saint. Il y a, derrière ces rites de purification, la notion du péché comme d’une crasse, d’une pollution qui, à mesure qu’elle s’approche du sacré, provoque la fuite de Dieu. C’était alors une grande crainte que Dieu déserte son Temple, que Dieu déserte son peuple, dégoûté par le péché. D’où l’importance des rituels de purification.

Ce que Jean propose donc c’est une purification en vue d’une nouvelle entrée en Terre promise et de toute éternité, voilà que surgit le Christ qui le dépasse. C’est le sens du verset 30 : « L’homme qui vient derrière moi est passé devant moi, car avant moi il était. ».

Que vient changer la venue du Christ au baptême de Jean ? Précisément qu’il apporte cette Terre promise, ce nouveau Temple dans lesquels les disciples de Jean prétendent entrer : le corps humain. La théophanie dont témoigne Jean dans l’Évangile – « J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et il demeura sur lui. » (v.32) – est la reconnaissance que le corps humain – en l’occurrence celui du Christ – est le lieu où réside de toute éternité la présence de Dieu sur Terre, cette présence que les juifs appellent Shekhina, la manifestation effective de Dieu au monde, sa présence mystérieuse dans le Saint des saints, sa présence réelle dirions-nous aujourd’hui.

Le Christ, nous le savons, remplace le Temple de Jérusalem par son Corps et la purification rituelle par la conversion du cœur. Le Temple du Christ est de toute éternité parce qu’il est le corps humain muni de la présence divine, qui aime comme Dieu.

Notre baptême a fait de notre corps une Terre promise, un Temple pour Dieu, un endroit où il veut vivre, un lieu possible pour sa présence réelle au monde. C’est en cela qu’il est un baptême dans l’Esprit. Il s’inscrit dans la ligne et il accomplit de l’intérieur et par l’Esprit – dans la conversion de notre cœur – le baptême de Jean, d’une eau qui purifie de l’extérieur.

A l’heure où la Terre semble à nouveau plus polluée que promise, à l’heure où la corruption des élites semble prévaloir sur le bien commun, alors que s’affirme à nouveau le besoin de dépouillement et de retour aux sources, nous chrétiens savons que c’est avant tout par la conversion du cœur que s’opère la purification du corps et de son environnement.

Aujourd’hui encore, la Terre nous semble polluée et Dieu semble la déserter. A l’instar du baptême de Jean et de son endossement par le Christ, nous comprenons qu’il n’y a pas de vraie écologie sans écologie de l’âme et du cœur. C’est avant tout par notre conversion du cœur, par amour pour Dieu et pour l’Humanité, que nous purifierons le monde.

L’écologie est avant tout affaire de conversion à l’amour.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Épiphanie du Seigneur – 8 janvier 2023 – Évangile de Matthieu 2, 1-12

Évangile de Matthieu 2, 1-12

Fides quaerens intellectum

Épiphanie vient du grec qui veut dire « apparition ». Une épiphanie c’est la manifestation de quelque chose de caché. Ce que l’on ne voyait pas, ou pas totalement jusqu’alors, se révèle. A l’épiphanie, quelque chose apparaît tel qu’il est. La question est : qu’est-ce qui se révèle à l’épiphanie qui ne s’était pas déjà révélé à Noël ?

A Noël, ce sont les proches de l’enfant qui comprennent qui il est. Ses parents – Marie et Joseph qui reçoivent la révélation d’anges – et d’autres pauvres, rejetés et nomades comme lui – de simples bergers alentours qui suivent la révélation de leur cœur. Le premier cercle est là, qui a intimement compris l’importance pour le monde de cette naissance.

Les récits de la Nativité de Dieu insistent sur la toute pauvreté, l’extrême dénuement de cette apparition sur Terre que reflète la pauvreté et le dénuement du premier entourage – des gens simples, au cœur simple. Il suffit d’aller voir aujourd’hui la condition des bergers aux alentours de Jérusalem, qui vivent dans des cabanes de tôles parmi les bêtes et les détritus.

Pourtant la puissance de ce qui se trame là, entre ces gens simples, dénués de tout – et en premier lieu de considération – la puissance de ce qui est en jeu dans leur cœur n’apparaîtra clairement qu’à l’Épiphanie. Savez-vous que, dans la monde orthodoxe, c’est à l’Épiphanie qu’on célèbre l’incarnation de Dieu ? Il y a, en fait, un continuum entre la Nativité et l’Épiphanie, entre l’émerveillement et la compréhension de l’incarnation divine, un tout qui va de l’un à l’autre.

On a l’image classique de trois rois mages, auxquels la Tradition a fini par donner des prénoms – Melchior, Gaspard et Balthazar – et même différentes origines et couleurs de peaux. Cette tradition des Rois mages donnera la culture populaire de la galette des rois à laquelle j’espère vous aurez l’occasion de sacrifier.

Mais dans la Bible, ils ne sont ni trois, ni rois, ni même mages au sens où on l’entend aujourd’hui. Il s’agit plutôt de sages venus d’Orient. On s’est sans doute éloigné de la signification première du récit en le surchargeant d’interprétations.

Ce que les mages venus d’Orient symbolisent c’est la venue des sagesses antiques au pied de cette sagesse divine qui se rend présente dans la naissance d’un petit enfant qui d’abord bouleverse le cœur des plus humbles.

Quant aux présents que ces sagesses orientales viennent déposer aux pieds de l’Enfant-Dieu, ils symbolisent les grands traits de son existence parmi les hommes : l’or pour témoigner de sa royauté, l’encens pour la divinité de son esprit, la myrrhe pour l’embaumement de son corps quand il mourra.

C’est ici que le mot épiphanie prend tout son sens : la manifestation qui a lieu est celle, concrète, de la sagesse divine face aux grandes sagesses du monde. C’est devant la pauvreté de cette naissance extraordinaire que les plus grandes sages viennent s’incliner. Et par eux, c’est l’ensemble des sagesses du monde qui s’inclinent devant cet événement autant incompréhensible que miraculeux.

L’étoile que suivent les mages est là pour montrer que la lumière divine qui émane des éléments naturels peut nous conduire à Dieu. C’est guidé par leur science, leurs observations de la nature que les mages arrivent à constater la présence réelle de Dieu sur Terre. Le cheminement des mages guidés par l’étoile symbolise le cheminement qui nous est demandé de faire, à l’aide de nos observations, de notre savoir, de notre science, pour trouver Dieu. « Fides quaerens intellectum » a écrit au XIe siècle saint Anselme de Cantorbéry – la foi cherche l’intelligence.

La réconciliation de la foi et de la raison a été au cœur de la théologie développée par feu le pape Benoît XVI. Je ne peux que vous inviter à relire avec fruit ses nombreux commentaires sur la quête de Dieu comme moteur de la raison, notamment son célèbre discours de 2008 au Collège des Bernardins qui voit, dans cette recherche qui fonde les communautés monastiques moyenâgeuses, la naissance de la culture occidentale.

Le mystère de l’incarnation de Dieu ne sera pas épuisé par notre intelligence. Jamais nous n’en viendront à bout à force de savoir : le mystère divin restera mystère. Mais ceci ne signifie pas que, face au mystère, il nous faille abdiquer notre intelligence, comme le supposent les détracteurs de la foi. Au contraire, il est de notre devoir de mobiliser notre intelligence pour creuser le mystère de notre foi, développer notre connaissance de Dieu et, ainsi, toujours plus nous en approcher. Certes avec notre cœur, mais aussi avec notre raison.

On peut s’approcher de deux manières de la crèche : soit avec la naïveté de cœur des bergers, soit munis de trésors de sagesse et de science comme les mages. L’important est que les deux conduisent à l’émerveillement et à la rencontre.

L’amour n’échappe pas au crible de la raison, sinon il est comme une chaloupe à la dérive, fluctuant au gré des sentiments. Mais l’amour divin ne peut se réduire à ce qu’en pense la raison, car il est tout à fait déraisonnable d’aimer comme Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Sainte Marie, Mère de Dieu – 1er janvier 2023 – Évangile de Luc 2, 16-21

Évangile de Luc 2, 16-21

Journée de prière pour la Paix

« Bonne Année ! » : la formule s’échange sans arrêt. Conventionnelle, elle demeure un vœu, un souhait sincère mais inefficace. Au fait pourquoi l’année commence-t-elle le 1er janvier ? Pourquoi pas à l’éclosion du printemps ou le 1er septembre qui marque la reprise des écoles et des entreprises ? C’est Jules César, nous dit-on, qui fixa le départ de l’année à cette date dédiée au dieu Janus à deux faces opposées, comme le passé et l’avenir.

Ce repère, quoi qu’il en soit, exprime notre impression du temps qui s’écoule mais ne nous dit rien sur sa signification. Car si les végétaux et les animaux subissent la succession des saisons et acceptent la loi de la jungle où règne la violence et où le prédateur écrase le plus faible, il n’en est pas de même pour nous, les humains. Il n’existe pas de peuple qui n’élabore un système de justice pour endiguer, au moins, les tentatives de violence et pour punir les auteurs d’injustice. Personne ne supporterait un laisser-faire général. Toute victime revendique, à juste titre, punition du coupable et réparation des préjudices : cela ne relève pas d’une vengeance ou d’une rancune mais d’un sentiment très fort de justice. Déjà à la découpe du gâteau, les tout petits le manifestent.

Pire encore, on dirait que la guerre est un virus incurable. Tueries, destructions massives, tortures et viols, les victimes innocentes se comptent pas millions. Que de souffrances, de mutilations, de haine ! Ai-je vécu un jour de ma vie sans qu’il y ait au moins un conflit armé sur terre ? Aujourd’hui il y en a des dizaines. Alors suffit-il de se taire, de se résigner, de tirer son épingle du jeu mortel ? Suffit-il de critiquer un Dieu silencieux qui semble impuissant ou insensible ? La mort d’un seul enfant n’est-elle pas la preuve de son inexistence ?

Non, Dieu a répondu depuis longtemps mais sa réponse est déconcertante.

La coûteuse et Bonne Nouvelle

Dans l’antiquité où déjà s’affrontaient les dieux et les empires, un petit peuple insignifiant a certifié qu’il avait reçu une réponse. Le Dieu unique est amour et tendresse, il ne manipule pas ses créatures humaines et libres. A Israël d’abord, il a révélé sa Loi : voici, mes enfants, mon code de vie, voici comment je vous propose de vous conduire pour éviter le plus de mal possible et pour vivre dans le droit, la justice et la paix. Mes Dix Paroles ne sont pas votre privilège : elles sont le programme à appliquer et à faire connaître à tous les peuples. La Loi commençait à donner sens à l’existence humaine.

Hélas, le peuple d’Israël, faible comme tous les autres, n’est jamais parvenu à vivre selon cet idéal de Dieu que sans cesse des Prophètes lui rappelaient. Alors Dieu révéla une nouvelle promesse : un jour inconnu, je vous enverrai un « Messie »c.à.d. quelqu’un ( ?) qui sera « oint » donc comblé de ma Puissance. Il sera plus qu’un prophète qui tonitrue – en vain – contre les méfaits. Le Christ Messie vous sauvera : il ne vous empêchera pas de fauter mais il vous offrira mon pardon et, plus merveilleusement encore, il vous communiquera ma Vie, la Vie éternelle.

Qui sera ce Messie ? Quand viendra-t-il ? Comment agira-t-il ? Y aura-t-il une déflagration ? Sera-ce la fin du mal ?…Pas de réponses.

Noël : le Messie est venu

Et le Messie est venu. De façon tellement surprenante et inimaginable que bien peu commencèrent à percer son identité sous les apparences de ce Jésus, homme né d’une femme » (Galates 4 = 2e lecture)artisan simple et démuni. Pire, les plus hautes autorités religieuses se dressèrent contre lui, le traitèrent de blasphémateur, le firent exécuter de façon ignominieuse sur la croix. Cet échec semblait démontrer qu’il s’agissait d’un menteur, d’un mythe.

Or immédiatement après ce désastre, les disciples de Jésus, qui n’avaient rien fait pour le défendre et qui auraient dû s’enfuir au loin par peur des poursuites, réapparaissent sur la scène publique. Au coeur même de Jérusalem, ils ne se lamentent pas sur la disparition honteuse de leur maître : ils se rassemblent et chantent la merveille que Dieu vient de réaliser. Oui Jésus a été exécuté mais il est Vivant. Il est bien le Messie, le Fils unique de Dieu et son Père l’a ressuscité. Sa mort, le don de sa vie-pour-nous offre le pardon des péchés du monde et sa Vie nouvelle nous est donnée en partage pour que, par grâce, nous devenions, nous aussi, des « enfants de Dieu ».

De façon déconcertante mais bien réelle, le « Royaume de Dieu » est inauguré. Non dans un espace ni un pays ni une institution. Mais dans le temps : chaque fois que les hommes aiment leur prochain comme eux-mêmes, pardonnent au lieu de s’en vouloir, partagent au lieu d’accumuler, consolent au lieu de demeurer indifférents aux autres, font la paix au lieu de la guerre…Dieu n’a pas voulu nous sauver d’un coup de baguette magique. La grâce du Royaume est donnée : à chacun de la demander, de l’accueillir, de la mettre en pratique. Et un jour, le Messie glorieux reviendra pour rendre la justice définitive.

Ainsi l’histoire a un sens : elle a eu un commencement (reconnu par la science aujourd’hui), les lois dictent notre devoir mais butent sur notre impuissance, elle est attente puis accueil (possible) du Messie de sorte que le Royaume s’étend partout grâce aux disciples et tous ceux qui cherchent le bonheur dans les Béatitudes. Et un jour elle finira (ce que disent les savants) et il n’y aura plus que l’Amour. Éclairée par la foi, portée par la charité, l’histoire est messianique, christique.

Vraiment Noël est la Bonne Nouvelle : le Verbe de Dieu s’est fait chair et a demeuré parmi nous. Sous l’empereur Justinien, en 532, un moine calcula que Jésus devait être né 753 ans après la fondation de Rome : ce fut le départ de l’ère chrétienne (on estime qu’il y a eu erreur : nous entrons en l’année 2027 ?). Quant à la date de la naissance, elle fut fixée au solstice d’hiver, le 25 décembre, afin de supplanter la grande fête populaire de la victoire du soleil.

Sainte Marie, Mère de Dieu

En ce 1er janvier, octave de Noël, nous célébrons « Marie, Mère de Dieu », comme l’a proclamé le concile d’Éphèse. puisque Jésus homme est également le Fils éternel de Dieu.

Les bergers se hâtèrent d’aller à Bethléem, et ils découvrirent Marie et Joseph, avec le nouveau-né couché dans la mangeoire. Après avoir vu, ils racontèrent ce qui leur avait été annoncé au sujet de cet enfant. Et tous ceux qui entendirent s’étonnaient de ce que leur racontaient les bergers.

Marie, cependant, retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur.

Les bergers repartirent ; ils glorifiaient et louaient Dieu pour tout ce qu’ils avaient entendu et vu, selon ce qui leur avait été annoncé. Quand fut arrivé le huitième jour, celui de la circoncision, l’enfant reçut le nom de Jésus, le nom que l’ange lui avait donné avant sa conception.

D’abord Luc nous rappelle la nativité et nous présente les petits bergers comme les prototypes des disciples futurs. Veilleurs dans la nuit, pauvres jeunes mal payés, chargés de garder le troupeau dans l’unité, de chercher et soigner la bête égarée, d’affronter les attaques des prédateurs. Mais ils sont venus voir l’événement, ils jubilent de joie et ils s’en vont pour le raconter ailleurs. Noël comble d’allégresse, il n’est pas « une magie » mais il suscite le désir de le raconter. Le plus merveilleux des cadeaux, c’est accueillir l’enfant qui sauve.

Quant à Marie, Luc note une attitude tellement importante qu’il la répétera lors des retrouvailles de l’adolescent dans le temple (2, 51) : « Elle retient les événements qui surviennent et les médite dans son cœur ». Quelle aventure ! Non la foi chrétienne n’est pas une vague dévotion pieuse, un appel aux miracles : elle s’insère en pleine vie, surprend, secoue, mène sur des chemins ardus. Elle s’enracine dans les événements. Il faut retenir, garder en mémoire, confronter évangile écouté et existence ordinaire. Travail inlassable de l’Esprit. Ainsi la foi est « incarnée », enracinée et elle résiste aux critiques.

Le 8ème jour après la naissance avait lieu la circoncision du nouveau-né. Jésus est bien fils d’Israël. Mais il fera bon accueil aux païens et les apôtres ouvriront l’accès à l’Église par le rite du baptême offert à toutes les nations.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

Nativité du Seigneur – 25 décembre 2022 – Évangile de Luc 2, 1-14

Évangile de Luc 2, 1-14

S’enfanter

Noël pour beaucoup, ce sont des souvenirs d’enfance, des noëls en famille, des veillées joyeuses, des repas de fêtes où on se rassemble entre proches. Le drame cependant serait de faire de Noël une célébration nostalgique, la commémoration d’une joie passée. C’est aujourd’hui que nous fêtons Noël.

Depuis le début de l’Avent nous nous préparons à la joie d’une nouvelle naissance et c’est maintenant la joie. Et peut-être cette année-ci devrait-elle être plus éclatante, justement parce ce qu’aujourd’hui, dans notre monde, ce n’est pas la joie. Les crises et les guerres n’en finissent plus ; la pauvreté frappera durement cet hivers. A bien des égards, les temps actuels ressemblent à cette nuit de Noël où l’espérance a terriblement besoin d’un sauveur et le monde d’une vie nouvelle.

C’est en effet dans le plus grand dénuement que l’enfant de la crèche vient au monde. Ses parents sont sur les routes, ils n’ont trouvé aucune maison pour les accueillir. C’est dans l’indifférence générale et la totale solitude que l’enfant-dieu vient au monde. C’est aussi dans un grand désarroi familial : Joseph sait qu’il n’est pas le père. C’est sans doute difficile d’accueillir d’emblée comme le sien un enfant qui ne l’est pas, de le reconnaître comme son propre sang. Ce petit enfant en quête d’une demeure, qu’il est difficile d’accueillir quand tout va mal, c’est le Christ en nous. Et l’effort qui nous est demandé, c’est de le reconnaître comme notre propre chair. Noël c’est le jour où le divin surgit dans notre vie et c’est ce que nous célébrons aujourd’hui.

Nous aussi, il nous arrive d’être dans un grand dénuement, de nous sentir rejetés, ignorés de tous. Qui ici n’a pas vécu des élans de générosité qui ont été mal reçus, des gestes d’amour qui ont été méprisés ? Qui parmi nous n’a jamais connu le désarroi, ressenti de la solitude, éprouvé de l’abandon ? au point peut-être de ne pas se sentir mieux traités que des animaux dans une étable ? Ce petit enfant dans la crèche, c’est nous.

Nous avons tous gardé ce désir qu’ont les enfants d’aimer spontanément. Peut-être en avons nous juste enfoui l’innocence, à forces de souffrances et de blessures. Mais au départ, tous ici, nous ne désirions qu’aimer. Et si les aléas de la vie ont tempéré cet élan naturel d’amour pour les autres que nous avions étant enfants, nous ne désirons toujours qu’aimer. Si nous sommes rassemblés ici, particulièrement en ce temps de Noël, c’est bien parce que nous voulons proclamer notre désir authentique d’amour. Il est toujours vivant le petit enfant de la crèche qui habite en nous. Il nous réjouit toujours l’amour innocent qui veut s’incarner au milieu du désarroi du monde et des familles. C’est aujourd’hui que nous célébrons sa venue au monde. Voilà Noël.

Comme Marie, tout au long de notre vie, nous enfantons le Christ humain – par nos relations, par notre générosité quotidienne, par les élans de notre cœur – mais c’est Dieu qui enfante en nous le divin. A l’instar de Joseph, tous, tout au long de notre vie, nous peinerons à reconnaître cette parcelle de divin qui nous habite comme notre propre chair. Au point de parfois douter de nos propres capacités d’aimer. Il y a des circonstances où l’enfant innocent que nous étions – et qui ne désirait qu’aimer – nous semble lointain, peut-être même étranger, comme autre. Mais que dire alors de la présence de Dieu en nous que cet enfant incarnait plus spontanément que nous, désormais adultes ? Nous restons humains et nous peinons à reconnaître notre caractère divin. Noël, c’est aussi le temps de retrouver notre propre préciosité – la valeur que nous avons aux yeux de Dieu et que l’innocence de notre enfance incarnait si bien. Il n’y aura pas d’authentique désir d’aimer si nous ne nous aimons pas nous-même. Noël, c’est aussi accepter de reconnaître la merveille que nous sommes aux yeux de Dieu. C’est se rendre compte que le regard de tendresse que Dieu pose sur l’enfant de la crèche est le même que celui qu’il pose sur nous.

Si, finalement, les temps actuels correspondent assez bien à l’esprit de Noël – tout est sombre ; c’est la solitude de la nuit ; seule brille une petite crèche – alors il faut que cette crèche aujourd’hui ce soit nous. La vie de Dieu brille au fond de notre intimité et c’est à travers nous désormais qu’elle vient au monde ; c’est en nous que s’incarne aujourd’hui l’amour divin. Voilà Noël. Tous, chrétiens, nous sommes appelés à être de réelles crèches vivantes pour le monde qui nous entoure.

C’est Noël, le temps où nous célébrons l’amour fou de Dieu pour l’humanité. C’est en nous que cet amour s’incarne désormais. D’abord par le regard de tendresse que Dieu pose sur nous, comme un père, une mère comblés d’amour regarde leur enfant nouveau-né ; ensuite, à travers les élans de notre cœur qui nous poussent à avoir cette tendresse d’amour pour le monde alentours.

On pourrait résumer cette homélie en trois questions : « Savez-vous à quel point Dieu vous aime ? » et « Mesurez-vous à quel point vous désirez aimer le monde ? » et « Voyez-vous comme il en a besoin ? »

C’est Noël. C’est le temps où, au milieu des vicissitudes, nous retrouvons vivant l’enfant qui toujours, comme le Christ, dit en nous : « Depuis que je suis venu au monde, je ne désire qu’aimer. »

Joyeux Noël à tous. Joyeux Noël en vous.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.