26ème dimanche – 1er octobre 2023 – Évangile de Matthieu 21, 28-32

Évangile de Matthieu 21, 28-32

Ceux qui disent et ne font pas

Il y a dans la parabole d’aujourd’hui une accusation dont nous sommes tous ici sans doute parfois coupables. Qui, en effet, n’a jamais promis d’accomplir telle ou telle tâche et ne l’a finalement pas fait ? Il y a fort à parier qu’il nous est à tous arrivé de dire ‘oui, je le ferai’ et de ne pas donner suite …

L’inverse est sans doute tout aussi vrai, tous et toutes, il a dû nous arriver de refuser de faire, mais faire malgré tout. Tous et toutes – je l’espère – nous avons eu la grandeur de nous repentir d’un déni de service, d’un ‘non, je ne le ferai pas’.

Creusons un peu nos souvenirs …. Que se passe-t-il dans notre esprit lorsque nous promettons de faire quelque chose et que nous ne le faisons pas ? Et même, lorsqu’il nous arrive de promettre sachant pertinemment que nous ne le ferons pas ? Pourquoi mentir a priori ? Il y a sans doute plusieurs raisons.

Je peux être quelqu’un d’oublieux, qui perd le souvenir de mes engagements. Oui, j’ai promis telle ou telle chose et c’est sorti de mes préoccupations. C’est déjà un manque de considération d’autrui. C’est dire, ce qui me préoccupe passe avant ce qui te préoccupe. Parce qu’il est certain que, ce qui me préoccupe, je ne l’ai pas oublié …

Deuxième cas, je me rends compte que je n’ai pas eu la possibilité de tenir mon engagement ; peut-être ai-je perdu courage ; peut-être ai-je été un peu débordé et n’ai-je pas eu non plus la courtoisie de venir le dire. C’est le cas des personnes qui se surestiment, voire de celles qui peinent à affronter leurs limites.

Plus tragique est sans doute le cas des personnes incapables de dire ‘non’. Soit qu’elles pensent éviter de blesser en refusant – un cas typique de fausse charité – soit qu’elles s’éprouvent elles-mêmes honteuses à l’idée de refuser leur aide, ou lâches à l’idée de se reconnaître moins charitables. C’est un signe d’immaturité de ne pas pouvoir dire ‘non’ lorsqu’on ne peut pas, souvent lié à la peur de décevoir.

Enfin, il y a le cas des personnes malhonnêtes évoqué plus haut : celles qui promettent sachant sciemment qu’elles ne feront pas, qui disent ‘oui’ en n’ayant aucune intention d’agir. C’est alors de l’hypocrisie ou pire du mépris.

Le psaume chante : « Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse » ; « dans ton amour, ne m’oublie pas ». Mais contrairement à nous, Dieu, lui, est fidèle. Il promet et il fait. Jamais il ne nous oublie. Ce que chante le psaume résonne étrangement avec nos manquements humains. Ce n’est pas tant à Dieu qu’à ceux qui disent oui et ne font pas – et donc parfois à nous-mêmes – qu’il faudrait dire « Rappelle-toi ta tendresse » ; « dans ton amour, ne m’oublie pas ».

La parabole évoquée par Jésus s’adressait aux grands prêtres et aux anciens. C’est eux, les notables laïcs et religieux, qu’elle accuse d’hypocrisie.

Jean-Baptiste est issu d’une famille sacerdotale ; il est le fils de Zacharie, prêtre du Temple de Jérusalem. Il est de cette caste de grands prêtres et d’anciens. Mais au lieu de s’inscrire dans ce monde de notables religieux qui est le sien ; il part au désert pour en dénoncer la corruption. Là, il appelle à la repentance et à la conversion. Jean-Baptiste est ce fils de bonne famille sacerdotale que la corruption du Temple de Jérusalem fait bondir. Justement parce que les grands prêtres et les anciens sont des gens qui disent ‘Oui, Seigneur’ et ne font pas.

La corruption c’est exactement ce que la parabole dénonce : c’est promettre et ne pas tenir ses promesses. La corruption c’est un politicien qui promet de s’occuper de l’intérêt commun et qui finalement ne s’intéresse qu’au sien propre. La corruption peut aussi être intellectuelle : « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». La corruption peut être enfin spirituelle lorsqu’on spiritualise le péché, c’est à dire quand, au nom de Dieu, on fait le mal.

Notons que les publicains et les prostituées sont aussi des personnes corrompues : les uns par l’argent – ce sont des collecteurs d’impôts pour l’occupant romain, des collabos qui s’enrichissent – les autres par le sexe. Jésus choisi précisément des exemples qui, pour son auditoire, sont parmi les plus scandaleux mais qui, à la prédication de Jean le Baptiste, se sont convertis par le baptême. Ils étaient de ceux qui incarnaient objectivement la corruption de leur époque, disant par leur vie au Seigneur ‘Je ne veux pas’ mais qui, ensuite, s’étant repentis, sont allés travailler à sa vigne, témoignant par la radicalité de leur conversion.

La corruption nous révolte parce qu’elle est un vol d’espérance. La trahison d’une promesse n’est pas autre chose. La corruption nous révolte et nous pousse parfois aux excès, à la perte de confiance envers les personnes ou les institutions – notamment l’Église et l’État, dont certains édiles, tels les grand-prêtres et les anciens de la parabole, ont failli à leurs responsabilités. La corruption mène au poujadisme et finalement à la désespérance d’un monde meilleur, quitte à obstruer même l’espoir en Dieu et en l’avènement de son Royaume. Ne pensez-vous pas que ce soit l’état d’esprit actuel de notre monde, où l’espérance de Dieu ne parvient même plus à percer, face à la désillusion générale ?

Chaque fois que nous promettons et ne faisons pas, nous étouffons l’espérance. A contrario, chaque fois que nous convertissons nos dénis en repentirs, nous la ressuscitons.

L’affirmation que les publicains et les prostituées, nous précèdent dans le Royaume des Cieux est là pour nous rappeler la beauté des conversions radicales, la folle espérance qu’elles suscitent.

Qu’il y ait devant nous, sur le chemin vers Dieu, des personnes qui avaient beaucoup plus que nous à rougir de leur conduite et de la corruption de leur âme, devrait nous encourager à convertir patiemment tous nos petits dénis d’amour en repentirs, à l’image de ces conversions éloquentes dont nous voyons la radicale beauté.

N’ayons pas honte, soyons heureux même, de témoigner de nos conversions – des toutes petites comme des grandes – car elles ressuscitent l’espérance.

— Fr. Laurent Mathelot OP

25ème dimanche – 23 septembre 2023 – Évangile de Matthieu 20, 1-16

Évangile de Matthieu 20, 1-16

« Ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? »

Un soir, au couvent, nous avions fait des pizzas. Et alors qu’on pouvait s’attendre à ce qu’un mathématicien prenne soin de découper une pizza en parties égales, je me suis mis à la découper n’importe comment, avec de toutes petites parts et des grandes. Le prieur a alors posé la question : « Au fond, pourquoi découpe-t-on toujours les gâteaux en parts égales ? Tout le monde n’a pas le même appétit ». « Parce que sinon les enfants se disputent pour savoir qui a la plus grosse part » lui ai-je répondu. C’est pour éviter les conflits qu’on veille à faire des parts égales.

Dans la parabole d’aujourd’hui, en gratifiant chaque ouvrier d’un denier, Dieu ne fait pas de parts égales : ils ne reçoivent pas le même salaire horaire. Pourtant tous reçoivent la même chose …

Reprenons le fil de l’histoire. Le maître du domaine embauche des ouvriers pour sa vigne. A ceux qu’il a engagé dès le matin, il donne le salaire convenu ; à ceux qu’il a engagé le soir, il donne exactement le même salaire. En faisant cela, il n’a trompé personne : chaque ouvrier reçoit ce qui lui avait été promis. Pourtant on comprend que les ouvriers de la première heure récriminent : ils ont travaillé toute la journée pour recevoir le même montant que ceux qui n’ont travaillé qu’une heure. Économiquement, la situation semble injuste ; la peine n’est pas la même.

C’est peut-être parce qu’il ne s’agit pas d’une peine ….

Car au fond de quoi parle-t-on ici ? Vous l’avez compris, la parabole parle du salut que Dieu accorde à tous ceux qui se convertissent. Travailler à la vigne du Seigneur, c’est se mettre à son service, respecter ses commandements et s’engager à faire le bien : voilà le travail des ouvriers de Dieu. Et le salaire final c’est le salut offert à tout qui se converti au bien.

C’est vrai que ce n’est certainement pas facile de se convertir à la parole de Dieu. Le texte dit « nous avons enduré le poids du jour et la chaleur ». Ça demande tout de même des efforts de devenir quelqu’un de bien ; d’avoir une éthique responsable ; d’être quelqu’un qui a une haute stature morale. Il y a concrètement un vrai travail, des efforts à faire sur soi, pour être un chrétien intègre. Au fond, à bien y réfléchir, toute la Bible parle de la difficulté de se convertir. Et il est certainement plus facile de succomber à la tentation que d’y résister.

La parabole nous dit que ceux qui n’ont pas fait ces efforts depuis le matin – depuis l’enfance, dirons-nous – ceux qui sont restés désinvoltes toute leur vie et se convertissent à la toute dernière heure, ceux-là reçoivent de Dieu le même salut que ceux qui ont cherché à être justes toute leur vie durant. Finalement à quoi bon veiller à être quelqu’un d’intègre toute sa vie si une conversion à la dernière minute nous sauve de la même manière ?

Dans l’antiquité, les gens se faisaient baptiser sur leur lit de mort. L’empereur Constantin, par exemple – le premier empereur romain à se convertir au christianisme – s’il s’est proclamé chrétien assez tôt ; il ne l’est véritablement devenu qu’à l’article de la mort. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque où les péchés étaient lourdement sanctionnées, où une faute grave pouvait vous envoyer en pèlerinage pendant des mois voire des années pour expier. Un empereur – surtout alors – ça doit faire des choses que la morale chrétienne réprouve : juger et condamner des gens ; user de violences ; déclarer des guerres. A cause de la dureté de la discipline chrétienne d’alors, les gens ont fini par prendre l’habitude de ne se laisser baptiser qu’à la toute fin.

Tout a fort changé au Moyen-Âge, quand sont venues des pestes immenses qui ont ravagé l’Europe. Beaucoup de gens, finalement, mourraient sans être baptisés … C’est alors qu’on a préféré baptiser dès l’enfance … Pour se protéger du mal …

Revenons à notre question : pourquoi respecter les exigences divines sa vie durant, si celui qui se converti à la dernière heure est sauvé de la même manière ? Pourquoi être sage si le méchant qui finalement se convertit reçoit la même récompense, le même salut ?

Dieu est sévère avec ce genre de raisonnement. A ceux qui le critiquent, il répond : « ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? ». Autrement dit : « qui êtes-vous pour me reprocher ma générosité ? » Ce que Dieu dénonce ici, c’est que les ouvriers ne s’ intéressent qu’à leur rétribution finale. Or ce qui devrait d’abord les réjouir c’est d’être les ouvriers de la vigne du Seigneur. Ce qui nous motive à renoncer au mal et à faire le bien, ça ne devrait pas tant être la promesse d’une place au Paradis que, justement, la simple joie de faire le bien. La première récompense des ouvriers de la vigne du Seigneur, c’est d’être des ouvriers de la vigne du Seigneur ! C’est-à-dire des personnes qui vivent dès ici-bas du Règne de Dieu, qui éprouvent sur cette Terre un avant goût du salut, du Paradis.

La parabole des ouvriers de la dernière heure apporte un démenti formel à ce qu’on appelle la théologie de la rétribution, que l’on entend encore hélas de nos jours : si je fais le bien ; j’irai au Paradis ; si je fais le mal, j’irai en Enfer. Ça ne marche pas comme ça. Pas aussi directement.

De même, lorsque le malheur arrive, certains pensent encore : « qu’ai-je donc bien pu faire au bon Dieu pour mériter ça ? » C’est le raisonnement inverse, mais c’est tout aussi faux. C’est d’ailleurs toute la problématique évoquée dans le Livre de Job. Les malheurs qui nous arrivent ne sont pas une punition reçue de Dieu ; de même, les bonheurs que nous recevons ne sont pas une récompense pour nos mérites.

La logique de Dieu n’est pas une logique économique, une logique du donnant-donnant affectif. Au delà des bonheurs et des malheurs de l’existence : ce qui devrait nous rendre heureux, c’est la sérénité qu’apporte la seule volonté de vouloir faire le bien, de vivre dès ici-bas du salut, d’apporter au monde un avant-goût du Paradis.

— Fr. Laurent Mathelot OP

24ème dimanche – 17 septembre 2023 – Évangile de Matthieu 18, 21-35

Évangile de Matthieu 18, 21-35

Du fond du cœur

Je ne sais pas si, en dehors du christianisme, il est une seule culture humaine où le pardon soit vraiment valorisé. Le pardon, en général, n’est-il pas perçu comme une faiblesse, une démission, une fuite, voire même un déshonneur ? Si vous pensez cela, essayez donc un peu de pardonner pour voir si vous en êtes capable !

Rien n’est aussi difficile que pardonner. Il est plus facile de partir à zéro, de commencer une relation nouvelle, que de recommencer après une blessure, des injustices, des injures, des trahisons. Comment redonner sa confiance, comment se rendre à nouveau vulnérable, comment reprendre la relation ? Il reste toujours une cicatrice, un endroit sensible, où l’on se cogne chaque fois plus douloureusement. Il est plus facile de créer du neuf, que de recréer à partir de ce qui a été détruit.

Rien n’est aussi difficile que pardonner et plus encore s’il s’agit de pardonner, non pas seulement une erreur ponctuelle, une distraction, mais des offenses répétées, jusqu’à septante fois sept fois. Rien n’est aussi difficile que pardonner, surtout s’il s’agit de pardonner « du fond du cœur », ce qui suppose une guérison intérieure. Il y a là quelque chose qui dépasse la mesure, qui est plus que de l’héroïsme, qui dépasse la nature humaine.

« Dieu seul peut pardonner » disent les ennemis de Jésus. Ils ont raison, mais pour d’autres motifs que ce qu’ils pensent : ce n’est pas une simple question d’autorisation. Dieu seul peut pardonner, parce que pardonner est impossible. Or Dieu est le maître de l’impossible, l’acteur d’une libération au cœur d’un génocide, l’auteur de la vie au fond-même d’un tombeau. Dieu seul peut pardonner parce que Dieu seul est capable de pardonner, de ressusciter. Dieu seul peut ouvrir un avenir là où il n’y a pas de futur. Il peut créer du nouveau là où tout est fini. Il pardonne à Pierre et lui redonne sa confiance en toute lucidité. Il pardonne à Paul qui persécute les chrétiens et lui donne mission d’évangéliser les païens. Quand des êtres ou des peuples se réconcilient, le Dieu vivant est là : l’histoire peut se poursuivre à nouveau.

Mais attention, nous dit Jésus, Dieu peut-il remédier au refus d’entrer dans le pardon ? Peut-il sauver du refus délibéré de participer à la dynamique du pardon ? Peut-il pardonner le blocage têtu de se laisser entraîner dans le Souffle de la réconciliation ? Peut-il contraindre à la parole redonnée, à la relation retrouvée, à la vie ? Peut-il obliger à la liberté ?

Pardonner, comme le mot l’indique bien, c’est donner à nouveau. S’il s’agit d’une dette, je vous remets votre dette. Je transforme en don ce qui était un prêt. Cela je peux le faire à l’infini, si je suis d’une richesse infinie. Mais s’il s’agit de plus qu’un don ? S’il s’agit du don de donner ? S’il s’agit du don d’aimer ? Dieu peut-il donner le don de donner à qui refuse de donner ? Dieu peut-il donner l’amour à qui refuse d’aimer ? Dieu peut-il donner la liberté à qui refuse de libérer ?

— Fr. Michel Van Aerde OP

23ème dimanche – 10 septembre 2023 – Évangile de Matthieu 18, 15-20

Évangile de Matthieu 18, 15-20

La correction fraternelle

Vous connaissez sans doute l’expression « qui aime bien châtie bien ». C’est un peu de cela dont il s’agit aujourd’hui dans les lectures. Pour autant que châtier s’entende, non pas tant comme « infliger une peine » que « corriger, rendre plus correct, meilleur ». Qui aime bien, sait comment bien corriger.

L’Évangile de Matthieu nous présente aujourd’hui ce qu’il est convenu d’appeler les étapes de la correction fraternelle. Il expose comment, entre nous, nous corriger. Et mis ainsi en perspective avec le passage du Livre d’Ézéchiel que nous venons de lire, se développe même l’idée d’une obligation morale à corriger. « Si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang ». Est-ce à dire que l’Écriture nous invite à devenir des redresseurs de torts, voire des dénonciateurs zélés ? Oui et non. En tous cas, face au mal, elle nous interdit la passivité. L’Apocalypse qui est également un texte qui traite de la confrontation avec le mal dira à l’Église de Laodicée : « parce que tu es tiède – ni brûlante ni froide – je vais te vomir de ma bouche. » [Ap 3, 16].

Que faire lorsque nous sommes confrontés au mal que fait autrui ? Se taire ? Parler ?

Le récent scandale de la pédophilie qui a touché notre Église est, à cet égard, particulièrement éloquent. Nous le savons : des enfants furent sexuellement humiliés par des prêtres, leurs vies brisées. Et pour l’essentiel, l’Église s’est tue.

« Parce que tu es tiède, je vais te vomir de ma bouche. »

Maintenant, nous voyons les dégâts d’un silence complice : c’est la crédibilité de toute l’Église – et donc la nôtre, ici aussi – qui a été sévèrement atteinte par cette volonté coupable de dissimuler un mal que le commandement divin demandait pourtant d’affronter : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait » [Mt 25, 40].

Chaque fois que l’Église s’est tue face au mal commis par l’un des siens s’est appliquée la parole d’Ézéchiel : « le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang ».

La honte est un sentiment complexe dont les synonymes se partagent entre humiliation et remord. La honte est un sentiment qui ne touche pas seulement l’agresseur, mais aussi bien souvent la victime et son entourage. La honte est un sentiment intrinsèquement attaché au péché et à tous ceux qu’il affecte. La honte est une grâce, un don de Dieu fait à toute personne – agresseur et victime – que le péché a souillée. La honte est le sentiment de la personne juste en nous face au mal que nous commettons ou subissons. C’est le refus personnel et collectif d’affronter cette honte qui nous incite à dissimuler le péché et pousse au silence. Ce qu’on appelle communément la peur du « qu’en dira-t-on ? »

L’amour, lui, n’a pas honte et il n’a pas peur d’affronter la honte.

On comprend ainsi que ni la charité chrétienne, ni même le pardon, ne consistent à fermer les yeux sur le mal qui est commis. On comprend même qu’il nous est interdit de nous taire face à l’injustice – en particulier l’injustice dont nous sommes nous-mêmes victimes. Le texte dit : « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul ».

C’est sans doute une attitude difficile pour beaucoup de victimes, d’affronter encore leur agresseur et leur souffrance. Aussi difficile à entendre que le commandement d’aimer ses ennemis peut-être. Mais c’est une attitude nécessaire, pour justement se délivrer de la honte d’un péché qui n’est pas le sien et que l’on a pourtant subi.

L’amour n’a pas honte et l’amour n’a pas peur.

Si on suit Paul dans sa vision de la Loi comme l’odieux catalogue de péchés qu’elle sanctionne, on voit qu’au-delà du mal, l’Évangile offre une méthode pour réhabiliter le pécheur dans l’amour. Aller trouver celui qui nous a offensé, c’est déjà le maintenir humain, digne de considération et ce, parfois, au prix d’un effort considérable. Ce n’est en effet pas évident, à mesure d’ailleurs du mal subi, de souhaiter rendre dignité à celui qui nous a offensé, qui précisément nous a dénié respect et dignité.

Impliquer deux ou trois, voire la communauté, s’il refuse de reconnaître sa faute, c’est persévérer encore dans cette voie de reconnaissance humaine et de relèvement. Paul a raison, la Loi, la sanction ne suffisent pas : encore faut-il une démarche de réhabilitation de la relation blessée. Comme le souligne l’Épître aux Romains : l’accomplissement de la Loi ce n’est pas la sanction, c’est l’amour. Et il est heureux que la communauté se charge, quand la victime ne le peut pas seule, de cette démarche de réhabilitation.

On comprend finalement que le pouvoir de lier et de délier sur la terre comme au ciel, si souvent interprété comme une licence divine à administrer dès ici-bas les réalités d’en-haut est plutôt de l’ordre du devoir. Il s’agit de désirer ne laisser personne lié au péché, ni la victime qui l’a subi, ni l’agresseur qui l’a perpétré.

Enfin, de tout ceci, nous pouvons tirer des leçons pour notre propre vie spirituelle. Nous sommes nous-mêmes victimes de notre propre péché ; le mal que nous faisons nous nuit aussi personnellement. Ainsi l’Évangile nous invite aussi à la compassion envers le pécheur que nous sommes. Il nous incite à avoir, sous le regard de Dieu, un véritable dialogue intime avec nous-mêmes à propos du désamour qui parfois nous assaille et à maintenir le désir authentique de toujours nous en relever.

Il n’y a pas de correction fraternelle qui tienne sans bienveillance, que ce soit envers soi-même, que ce soit envers autrui. Il ne s’agit pas de faire des reproches, il s’agit au-delà de toute offense de persister à rechercher l’amour.

— Fr. Laurent Mathelot OP

22ème dimanche – 3 septembre 2023 – Évangile de Matthieu 16, 21-27

Évangile de Matthieu 16, 21-27

Sacrifice de soi, élan irrationnel d’amour

Il nous est tous déjà arrivé, dans diverses circonstances, de nous sacrifier pour autrui. Il suffirait déjà de compter ici le nombre de parents et le nombre de sacrifices qu’ils ont consenti. Le Christ – lui – s’est sacrifié jusqu’à la mort ; il a donné sa vie sur la Croix. Mais gardons, dès à présent en mémoire, l’image de parents qui iraient rechercher leur enfant dans les flammes. Qu’est-ce qui se passe dans leur cœur et qu’en retenir pour comprendre l’amour de Dieu ?

Lorsqu’il dit « tu m’as séduit, et j’ai été séduit », Jérémie parle de la force du lien d’amour qui le lie à Dieu. Et cet amour pour Dieu pousse Jérémie au sacrifice. Il doit annoncer « Violences et dévastations ! » à Jérusalem qui est une ville corrompue. Ce qui lui vaut en retour « insultes et moqueries ». Bien que brûlant d’amour pour Dieu, Jérémie n’en peut plus de se sacrifier pour sauver Jérusalem. Il est écartelé entre l’appel de Dieu qui le force à parler, à dénoncer le mal et la sagesse humaine qui le pousse à se taire. Il envisage même de chasser Dieu de ses pensées : « Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom. ».

Il ne peut pourtant s’y résoudre. Il dit : « [La parole de Dieu] était comme un feu brûlant dans mon cœur, elle était enfermée dans mes os. Je m’épuisais à la maîtriser, sans y réussir. »

Face aux insultes et aux moqueries, face à l’adversité, à la difficulté de se sacrifier, Jérémie a un mouvement de recul. Il essaye de se convaincre de renoncer au sentiment d’amour divin qui le motive : c’est trop dur, trop dangereux, je n’en suis pas capable. Il est plus raisonnable, pour Jérémie, d’oublier Dieu que d’endurer encore des souffrances. Pourtant, il s’épuise à maîtriser l’élan irrationnel de son cœur ; il n’y réussit pas. Et nous savons que Jérémie finira martyrisé.

Que retenir à ce stade ? Que le sacrifice de soi répond à un élan irrationnel d’amour : qu’il est naturel et raisonnable de penser y renoncer ; mais qu’y renoncer nous donnerait par ailleurs le sentiment de renoncer à cet amour extraordinaire qui le motive. Si nous reprenons l’image que nous avons gardée en mémoire : c’est parce qu’il aurait l’impression de renoncer à l’amour même de son enfant, qu’un parent se jette dans les flammes pour aller le rechercher. Mais il est bien évidement naturel d’avoir un mouvement de recul face au péril.

Le regard de Jérémie a changé. L’amour brûlant qu’il a pour Dieu transcende l’idée de sacrifice qui, en retour, n’est plus une fin en soi mais le signe de cet amour.

Le psaume 62 lui-même, qui est traditionnellement invoqué pour chanter, dès l’aube, dans les communautés religieuses, le sacrifice de la journée à Dieu, traduit ce sentiment intense d’amour qu’éprouve Jérémie : « Après toi languit ma chair … Ton amour vaut mieux que la vie ». Le psaume chante ce changement de regard qui transcende le sacrifice : ce sentiment d’un amour plus grand que tout, qui va au-delà de la souffrance et de la mort.

Et quand Paul écrit : « Je vous exhorte, frères, à présenter à Dieu votre corps – votre personne tout entière – en sacrifice vivant »  dans cette langue si forte qu’il nous donne presque l’impression qu’il faudrait nous allonger sur l’autel et nous arracher nous-même le cœur en sacrifice sanglant pour Dieu. Ce n’est pas à la souffrance qu’il nous invite, mais bien à avoir, pour Dieu, un amour brûlant comme celui de Jérémie, un amour qui transcende le sacrifice.

Il ajoute : « c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte ». Paul ne demande pas que nous nous arrachions le cœur dans un élan douloureux – le culte chrétien n’est essentiellement plus une question de rites. Le véritable culte chrétien c’est d’aimer de l’amour qu’éprouvent ceux qui se sacrifient par amour. C’est seulement enracinés dans cet amour sacrificiel que nos rites trouvent leur sens.

Au début de la lecture de l’Évangile, Jésus annonce aux disciples qu’il lui faudra bientôt monter à Jérusalem et y subir, lui aussi, le sacrifice de sa vie. Pierre incarne ici le mouvement de recul qu’on avait décelé chez Jérémie : c’est trop dangereux, c’est plus raisonnable d’abandonner, n’y vas pas, reste ici.

Ce dont Pierre ne se rend pas compte – et que Jésus lui fait réaliser par le plus vif reproche qu’on trouve dans tout le Nouveau Testament : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute ! » – c’est qu’il veut raisonnablement empêcher Jésus d’incarner parfaitement cet amour fou de Dieu pour l’Humanité qui va au-delà de tous les sacrifices, jusqu’au don ultime de soi par amour.

Dimanche passé nous lisions que Pierre reconnaissait à Jésus le titre de Messie, le Fils du Dieu vivant. Aujourd’hui l’Écriture nous montre que, au lieu de devenir la pierre sur laquelle bâtir l’Église, il est possible de devenir une pierre d’achoppement en refusant de donner à l’élan d’amour vers le Christ sa pleine mesure, la mesure déraisonnable et sacrificielle de son accomplissement. « La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure. » disait saint Augustin que nous fêtions lundi.

Le sacrifice de soi est un acte déraisonnable qui, s’il est consenti par amour, ne peut être qu’à la mesure d’un amour déraisonnable, proprement inimaginable, à la hauteur de l’amour de Dieu.

Toutes les fois où nous avons accepté de véritablement donner de notre vie pour autrui : là nous avons offert le véritable sacrifice qui plaît à Dieu ; là nous avons touché son amour authentique, là nous lui avons rendu un culte véritable.

Essayons donc de nous souvenir avec joie des moments où nous avons sacrifié notre vie par amour. Parce que là, nous avons touché au divin.

— Fr. Laurent Mathelot OP

Le frère Olivier Poquillon nommé directeur de l’École biblique de Jérusalem

Le dominicain Olivier Poquillon, ancien secrétaire général de la Comece et jusqu’ici installé en Irak, a été nommé jeudi 17 août directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Il succédera au frère Jean-Jacques Pérennès à la tête de cette prestigieuse institution spécialisée dans l’exégèse et l’archéologie biblique.

Le 15 août, il se réjouissait encore sur les réseaux sociaux de l’arrivée à Mossoul (Irak) de la quatrième cloche du couvent de Notre-Dame-de-l’Heure, acheminée depuis la Normandie. Le frère Olivier Poquillon, qui supervisait depuis 2019 la restauration de cet édifice endommagé par Daech, dans le cadre d’un programme de l’Unesco, doit pourtant déjà quitter l’Irak.

Le 17 août, le dominicain de 56 ans a été nommé directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (Ebaf) par le frère Gerard Timoner, maître de l’ordre dominicain et grand chancelier de l’École biblique. Il prendra ses fonctions le 1er octobre, succédant au frère Jean-Jacques Pérennès, arrivé au terme de son second mandat.

« L’École biblique et archéologique française de Jérusalem se réjouit d’accueillir un directeur attaché au travail en équipe, doté d’une large expérience internationale, familier du Moyen-Orient et de la conduite de projets en environnement complexe », a déclaré l’institution dans un communiqué.

Si cette nomination était une « surprise » pour le dominicain qui s’apprêtait plutôt à rentrer en France après une quinzaine d’années à l’étranger, il considère néanmoins qu’une mission au sein de l’Ebaf est très significative : « L’École biblique est dépositaire de l’intelligence de la foi, c’est-à-dire d’une approche scientifique et réflexive de l’écriture sainte, expose-t-il. Elle porte à la fois une dimension confessante et scientifique. À une période où le ressenti et l’émotion sont très présents, c’est un défi d’importance pour l’Église. »

Une nouvelle période s’ouvre donc pour ce juriste de formation qui jusque-là s’était spécialisé dans les relations internationales et avait beaucoup fréquenté ses organisations. Après des études en droit international public, Olivier Poquillon entre au noviciat des dominicains en 1994, puis est ordonné prêtre en 2001.

Le dominicain est ensuite devenu expert du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe, président de la commission francophone Justice et Paix de l’ordre des dominicains, et délégué permanent de l’ordre auprès des Nations unies de 2008 à 2013. En 2016 enfin, il est nommé secrétaire général de la Commission des épiscopats de l’Union européenne (Comece).

Prestigieuse institution

Un temps prieur du couvent de Strasbourg, Olivier Poquillon a également exercé divers ministères pastoraux, comme aumônier de l’ENA, mais aussi aumônier militaire en Bosnie-Herzégovine et au Tchad. Il s’investit également au sein des Scouts et Guides de France, de Caritas ou du diocèse de Strasbourg.

Cette année, le dominicain changera donc de domaine, prenant la tête d’une prestigieuse institution de recherche spécialisée dans l’exégèse et l’archéologie bibliques. N’ayant pas un profil particulièrement universitaire, il se voit davantage comme un « directeur », « chargé de mettre en œuvre le plan stratégique défini par l’équipe scientifique. »

Il prendra ses fonctions alors que l’École biblique de Jérusalem a récemment été secouée par le départ contraint il y a un an d’un de ses éminents archéologues, le frère Dominique-Marie Cabaret. L’un de ses objectifs sera donc de « renforcer » le pôle archéologie, pour qu’avec l’étude de la Bible, l’école « tienne sur ses deux pieds. »

Fondée en 1890 par le dominicain Marie-Joseph Lagrange, l’Ebaf, reconnue comme un centre international de recherche sur la Bible, a reçu la visite d’Emmanuel Macron en 2020. Aujourd’hui, elle compte une vingtaine de frères dominicains de dix nationalités différentes, avec une majorité de Français. Tous sont polyglottes, maîtrisant une ou plusieurs langues anciennes.

Depuis une vingtaine d’années, l’institution a créé « la Bible en ses traditions », une plateforme collaborative permettant de lire plusieurs traductions de passages de la Bible ainsi que de bénéficier d’éclairages théologiques

Marguerite de Lasa,
paru dans La Croix, le 17/08/2023.

21ème dimanche – 27 août 2023 – Évangile de Matthieu 16, 13-20

Évangile de Matthieu 16, 13-20

Pour vous, qui suis-je ?

On a tendance à voir le paysage religieux que présentent les Évangiles (et la Bible en général) de manière assez monolithique, assez stéréotypée : globalement, il y a les Juifs (dont sont issus les Chrétiens) et il y a les païens (ce qui englobe tous les autres). Le paysage religieux au temps de Jésus est extraordinairement plus diversifié. Outre qu’il y a de nombreuses sectes juives, parfois s’affrontant entre elles d’ailleurs, de même, les « païens » regroupent en réalité un nombre considérable de pratiques religieuses, toutes aussi diversifiées les unes que les autres, se côtoyant comme se côtoient les divinités.

Et on est précisément là, à la frontière entre ces deux mondes : le monde juif et le monde païen ; à la frontière entre le monde au Dieu unique et le monde aux dieux multiples. C’est là, à Césarée de Philippe, ville à la frontière du monothéisme que Jésus pose la question : « Pour vous, qui suis-je ? »

Le nom local de Césarée de Philippe c’est Baniyas ou Panéas, tiré du nom du dieu Pan. Au IIIe siècle av. J.-C., les Lagides fondent cette ville pour faire concurrence au centre religieux sémitique de Dan. Une caverne au nord du site s’appelle d’ailleurs la « grotte de Pan » et, proche de son entrée, se trouve un temple dédié au dieu Pan. A l’époque de Jésus, Hérode y a fait construire un temple à la gloire d’Auguste.

La scène que nous présente l’Évangile d’aujourd’hui nous montre Jésus et ses disciples face à ces temples païens, aux confins de la maison d’Israël. « Pour vous, qui suis-je ? ». On comprend que le cadre où est posée cette question n’est pas anodin. Césarée est une ville d’affirmation de divinités païennes.

Jésus y est-il présenté en contraste de son homologue païen ? Dans la mythologie grecque, en effet, Pan (du grec ancien, signifiant autant « universel » que « faire paître ») est une divinité de la Nature, protecteur des bergers et des troupeaux. Les philosophes stoïciens identifiaient ce dieu avec la nature intelligente, féconde et créatrice. Enfin, chez Plutarque, on le trouve plus proche des héros que des dieux, puisqu’il aurait été mortel. Universel, protecteur des bergers et des troupeaux, Dieu et pourtant mortel : ça ne vous rappelle personne ? Il y a des similitudes, des proximités entre Jésus et le dieu Pan. A tel point que quelques représentations de Pan seront plus tard « reconverties » par l’Église en images du Bon Pasteur.

A ce stade, on peut se poser la question du point de vue de l’auteur. Est-ce son intention de placer cette scène à Césarée de Philippe ? Dans un cadre où s’affirment face à Israël les divinités païennes ?

Au printemps 65 (ou 66), Césarée est le théâtre d’affrontements entre Grecs et Juifs à la suite desquels la communauté juive s’enfuit de la ville. En 70, Titus, après avoir détruit Jérusalem, séjourne à Césarée de Philippe « où il donna des spectacles divers où beaucoup de prisonniers périrent, les uns jetés aux bêtes féroces, les autres forcés à lutter, comme des ennemis, les uns contre les autres » [Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, ii, 1]

A l’heure où est écrit cet Évangile, Césarée est une ville martyre où de nombreux Juifs (et sans doute déjà des Chrétiens) ont été massacrés, une ville où les armées païennes ont humilié le peuple d’Israël. Les chrétiens de l’époque savaient cela, qu’à l’endroit où Pierre confessait que Jésus était le Messie, le Sauveur attendu par Israël, beaucoup avaient péri humiliés par l’occupant païen pour leur foi au Dieu unique.

Pour nous, les deux interprétations sont parlantes. Soit que l’épisode soit authentique – Jésus est allé, face aux temples païens poser à ses disciples la question « Pour vous qui suis-je ? » – soit que l’évangéliste ait placé Jésus à cet endroit pour associer la crucifixion du Christ au martyr de ceux qui avaient péri là pour leur foi.

Aujourd’hui aussi le Christ se présente sur un arrière-fond totalement « païen ». Notre monde est amplement « déchristianisé ». Face à ce monde qui, au mieux ignore les religions, au pire les méprise, face surtout à l’élan missionnaire de nos Églises qui semble enrayé, la question « Pour vous, qui suis-je ? » apparaît autant percutante qu’urgente. « Qui suis-je ? » pour vos communautés renfermées ? Un Dieu privé ? Chacun son christ ? On se serait revenu à une forme de polythéisme …

Prions qu’à nouveau, à la question de Jésus « Pour vous, qui suis-je ? » nos Églises répondent aussi spontanément et avec la même exaltation que Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! ». Ce sera le signe qu’elle sont à nouveau rayonnantes.

Suis-je moi-même prêt à ce cri d’amour ?

« Pour vous, qui suis-je ? »

— Fr. Laurent Mathelot OP

20ème dimanche – 20 août 2023 – Évangile de Matthieu 15, 21-28

Évangile de Matthieu 15, 21-28

Les petits chiens

Cet Évangile a de quoi étonner. On avait déjà dû écarter l’image d’un Jésus « Peace & Love » au regard de l’épisode où il chasse avec un fouet, les marchands du temple. On reste parfois étonné d’une certaine violence verbale, au moins d’une virulence, de sa part. Dans l’Évangile d’aujourd’hui notamment, lorsqu’il qualifie les Cananéens de « chiens ».

Une femme, une Cananéenne, vient mendier la grâce de celui qu’elle reconnaît comme Messie et, comme réponse, elle reçoit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens », faisant suite à un tonitruant « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». On comprend directement que les enfants sont ici les enfants d’Israël et que les petits chiens sont tous les autres, c’est à dire les païens ; et que la réponse de Jésus est tout sauf avenante.

Canaan c’est le peuple que les Hébreux ont chassé de la Terre promise pour s’y installer. Cette femme cananéenne, dont on nous dit que la descendance est possédée par un démon, représente la plus éloignée des intouchables pour un Juif contemporain de Jésus. La femme cananéenne est l’archétype de la personne profane, exclue du sacré.

Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que Jésus n’est pas d’emblée enthousiaste à exaucer cette femme. Il est même virulent : il ne privera pas les enfants d’Israël de nourriture au profit des chiens – autre figure radicalement profane et, dans tout l’Orient, une insulte.

La femme pourtant insiste pourtant, donnant au fil du texte de plus en plus de signes qu’elle reconnaît Jésus comme le Messie d’Israël : elle l’appelle « Seigneur, fils de David ! » ; elle se prosterne devant lui. C’est alors que Jésus admire sa foi et l’exauce.

On comprend que ce texte, tout comme l’épisode de la Samaritaine (Jn 4, 1-30) ou celui du Centurion romain (Mt 8, 5-13) témoignent de l’ouverture du ministère de Jésus aux mondes païens. On sait que c’est une question qui préoccupe beaucoup la première Église, celle de Paul et de Pierre. On sait, de plus, que l’évangile de Matthieu s’adresse primordialement à un auditoire pétri de culture hébraïque – des judéo-chrétiens, des juifs devenus chrétiens – un auditoire plutôt réticent à l’ouverture de l’Église aux païens. Au fond, la Vierge Marie, les apôtres étaient tous des Juifs ; ne fallait-il donc pas que tous les chrétiens se convertissent d’abord au judaïsme ? Voilà la question qui traverse tous ces épisodes, qui sera débattue entre Paul et Pierre à Jérusalem, notamment, et très prosaïquement, à propos de la circoncision de Tite. (Qui n’aura finalement pas lieu.)

Qu’une paria cananéenne ait été exaucée par Jésus ; que la grâce de Dieu ait été offerte « aux chiens » devait certainement impressionner fortement, en effet, un auditoire réticent à la moindre ouverture aux païens.

Ainsi on comprendrait la virulence des propos prêtés à Jésus comme une figure de style mise en œuvre par Matthieu pour bouleverser son auditoire – et aussi nous-mêmes aujourd’hui : il n’y a pas d’humain trop profane, trop étranger, trop païen que Jésus ne puisse sauver, s’il a la foi.

On rejoint ici un épisode marquant des JMJ de Lisbonne. Quand le pape a expliqué aux jeunes que tout le monde, quelle que soit sa situation, est le bienvenu dans l’Église. Il leur a fait crier : « Todos ! Todos! Todos! (Tous ! Tous ! Tous !).

Mais on pourrait envisager aussi une lecture plus littérale du texte : une lecture qui comprendrait que Jésus ait effectivement été très réticent à ce stade de sa mission à l’étendre au-delà des brebis perdues de la maison d’Israël.

Le Jésus historique n’a que très épisodiquement rencontré des païens. Il a fort peu quitté son pays, il n’a prêché qu’à ses compatriotes juifs, ce dont témoigne cette parole rapportée par Matthieu (10, 5) : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël ». Ce n’est véritablement qu’à la toute fin de l’évangile (28, 19), alors qu’il apparaît Ressuscité que Jésus proclame : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples ».

La réticence de Jésus affirmerait alors la nécessité de comprendre que sa mission se vit au sein de l’espérance d’un peuple, dans des conditions religieuses, culturelles et historiques particulièrement définies. Et surtout qu’on ne peut pleinement la comprendre qu’à la lumière de sa Résurrection, véritable accomplissement des Écritures.

Et puis d’un coup, il fait volte-face. C’est la seule fois, dans tout l’évangile où l’on voit Jésus se raviser. Comme si la rencontre avec la Cananéenne constituait un moment charnière de sa mission, le moment où Jésus reconnaît qu’elle s’étende au-delà de la maison d’Israël, le moment où il s’offre au monde.

C’est la foi insistante d’une femme que tout pourtant exclut rituellement du salut offert à Israël qui va emporter la miséricorde du Christ : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! ».

Le retournement de Jésus vers la Cananéenne est le signe que le salut est offert à tout qui le désire. C’est l’affirmation radicale que la foi transcende entre nous, toute autre distinction. « Todos ! Todos ! Todos ! »

Certes c’est sa foi qui sauve la Cananéenne. Mais la réticence de Jésus, le fait que cette foi a dû s’imposer, au moins se montrer vindicative, démontre la nécessité, pour le Salut, d’une foi concrètement combative.

Dans la vie spirituelle, il arrive toujours un temps où Dieu met à l’épreuve le dynamisme, la combativité de notre foi.

— Fr. Laurent Mathelot OP

19ème dimanche – 13 août 2023 – Évangile de Matthieu 14, 22-33

Évangile de Matthieu 14, 22-33

Marcher sur ses peurs

La première question qu’il me semble convenir de se poser face à un récit tel celui que nous venons d’entendre où Jésus marche sur l’eau, c’est celle de la réalité des faits : Jésus a-t-il effectivement marché sur l’eau ?

Examinons les deux possibilités : est-ce un récit imagé – une parabole – qui nous parle de Jésus ou, véritablement, les événements se sont-ils déroulés comme le présente le récit ?

Si Jésus a effectivement « marché sur l’eau » et si Pierre a pu pendant un temps le faire aussi, alors le récit nous dit que notre foi, si elle est suffisante, nous permet de marcher sur l’eau. Une lecture littérale de ce récit est à rapprocher d’une lecture littérale d’un autre passage de l’Évangile de Matthieu (21, 21) : « Si vous avez la foi et si vous ne doutez pas, […] vous pourrez dire à cette montagne : “Enlève-toi de là, et va te jeter dans la mer”, et cela se produira. ».

Pensez-vous que votre foi vous permettra un jour d’espérer qu’une montagne se jette dans la mer ? Pensez-vous pouvoir un jour marcher sur l’eau ?

Une lecture littérale de ces textes ne dit pas grand-chose, sinon qu’elle nous parle d’une foi surhumaine, inimaginable et inaccessible. Une lecture littérale ne nous parle plus de nous, d’un Dieu qui vient nous rejoindre. Au contraire, elle nous présente la véritable foi comme quelque chose d’impossible. S’il faut attendre de voir des montagnes se jeter dans la mer ou de pouvoir marcher sur l’eau pour être sauvés, alors l’Évangile n’est plus une Bonne Nouvelle.

Examinons dès lors l’autre hypothèse : celle d’un récit qui nous parle en images des réalités spirituelles qui nous traversent.

Dans la Bible, la mer est le symbole de la peur et de la mort ; contrairement à la source qui est un symbole d’espérance et de vie. On se souvient bien sûr du récit du Déluge où Dieu se repent d’avoir fait l’homme puisqu’il est plein de malice. On se souvient aussi du récit de l’Exode, où Dieu fend la mer en deux parts pour que le peuple échappe à pied sec à l’emprise du Pharaon. Dans d’autres passages, la mer est le repère des monstres marins : Léviathan ou la baleine qui avale Jonas. Et dans le Nouveau Testament, il est fait mention des naufrages de Paul.

Il faut bien se rendre compte que, jusqu’à une époque très récente, peu de gens savaient nager. La noyade était une des principales causes de mortalité par accident. Tous avaient un peur immense des eaux profondes. Et même la navigation se faisait par cabotage, s’éloignant rarement des côtes.

On comprend dès lors que le récit nous enseigne que la foi triomphe de la peur. Jésus qui marche sur l’eau, c’est l’image du Christ qui surmonte toute peur. D’ailleurs lorsque Pierre se mit à le suivre sur l’eau, le texte nous dit que « voyant la force du vent, il eut peur et, comme il commençait à enfoncer, il cria : « Seigneur, sauve-moi ! ».

Il me semble que cette deuxième lecture, nous parle infiniment plus de la puissance de Dieu que la lecture littérale. C’est parce que la foi nous délivre de toute peur que Jésus apparaît véritablement comme un sauveur en toute circonstance ; et pas seulement comme un maître-nageur qui viendrait nous secourir alors que l’on se noie.

L’Évangile n’est pas tant un manuel de natation mais bien un écrit spirituel qui nous parle de délivrance universelle. La peur nous fait nous enfoncer dans la mort et la foi nous permet de surmonter toutes les circonstances tragiques de la vie. Voilà le véritable enseignement de ce récit.

« Non habbiate paura ! » s’était écrié le pape Jean-Paul II dans l’homélie inaugurant son pontificat. « N’ayez pas peur ! ». Ces mots s’adressaient aux chrétiens au-delà du rideau de fer, et ils ont été prophétiques : le mur de Berlin est finalement tombé. « N’ayez pas peur ! » ; ayez foi dans la salut que vous propose le Christ.

Les chrétiens de Pologne étaient terrassés par la peur de l’empire soviétique et ils avaient certainement de véritables raisons d’avoir peur. « N’ayez pas peur ! » leur rappela le pape ; croyez en la force de votre foi ; croyez en la puissance de Dieu qui passe à travers vous. Et de fait, nous savons aujourd’hui que les chrétiens de Pologne qui ont entendu ce message ont pris leur destin en main ; ont fini par renverser des montagnes ; qu’ils ont obtenu l’impossible.

La peur est le moteur qui nous conduit en Enfer. Car l’Enfer c’est d’être enfermé et rien n’enferme mieux que la peur. C’est la peur qui maintenait les populations de l’est en prison ; c’est la peur qui encore aujourd’hui nous fait nous barricader et c’est encore la peur qui nous fait envisager d’ériger des remparts et des murs, là où la foi et l’Évangile nous commandent pourtant de bâtir des ponts.

Quelles sont mes barricades, mes remparts de protections ? Quelles sont en moi les peurs que le Christ doit encore rejoindre ? Les peurs qui m’enferment ; desquelles j’ai besoin d’être délivré, sauvé ? Voilà des questions pour aujourd’hui.

« Pris de peur, ils se mirent à crier. Mais aussitôt Jésus leur parla : ‘Confiance ! c’est moi ; n’ayez plus peur !’ »

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain

Transfiguration du Seigneur – 6 août 2023 – Évangile de Matthieu 17, 1-9

Évangile de Matthieu 17, 1-9

Le visage de lumière

Cas unique dans son évangile, Matthieu rapporte la scène de la transfiguration de Jésus en référence précise avec l’épisode précédent : « 6 jours après… ». Il y a donc un lien entre les deux. Que s’est-il donc passé alors ? Un événement considérable, qui marque le grand tournant de la vie de Jésus.

Alors que Pierre venait de dire sa conviction que Jésus était le Messie, Matthieu précise que ce moment marque un nouveau « commencement » dans la mission de Jésus :

« A partir de ce moment, Jésus Messie commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des Anciens, des Grands Prêtres et des Scribes, être mis à mort et, le 3ème jour, ressusciter ».

Coup de tonnerre ! Le Messie exécuté par les autorités religieuses ? Pierre, incrédule, ose réprimander son maître d’envisager pareille éventualité mais Jésus rejette sèchement son apôtre: « Arrière, Satan ! Tu es pour moi un scandale ! Tu penses comme un homme et pas comme Dieu ! ». Et au lieu de se rétracter, il proclame : « Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même, prenne sa croix et me suive ».

Convertir le monde ou l’Église

Matthieu a précisé le lieu de cette révélation : au nord d’Israël, dans un des plus beaux endroits de Galilée, la région verdoyante des sources du Jourdain, où le roi Philippe a fait surgir une ville nouvelle, Césarée, signe de la grandeur et du rayonnement de la civilisation gréco-romaine.

Cette civilisation païenne avec ses temples, ses statues d’idoles, son luxe, ses écoles de philosophie, ses gymnases, ses théâtres, ses champs de course fait frémir de rage les orthodoxes juifs excédés de voir ces maudits païens souiller la Terre sainte depuis plus de 90 ans. Mais Jésus, au lieu d’appeler sur cette ville la terrible colère de Dieu, n’en dit pas un mot et se tourne vers la capitale de son peuple, Jérusalem, où se dresse le Temple, la Maison de Dieu. C’est elle qu’il va appeler à la conversion. Pourquoi ?

Parce qu’il ne faut pas maudire la lourdeur de la pâte mais activer la force fermentatrice du levain. Parce qu’il ne faut pas pester contre les ténèbres mais augmenter la lumière. Parce que c’est sans doute au cœur du pouvoir (religieux et politique) qu’est serré le frein qui empêche l’évangélisation.

Evidemment cet appel à l’auto-conversion bute sur des résistances bétonnées: Jésus en a eu des signes depuis longtemps et beaucoup l’ont prévenu : si tu viens faire ta mission à Jérusalem, les responsables du Temple refuseront ton message, verront en toi un blasphémateur et décideront ta perte.

Mais Jésus a pleine confiance en son Père : puisqu’il lui a déclaré : « Tu es mon Fils bien aimé », il ne peut absolument pas l’abandonner. Lui-même vient de « faire sa conversion » : après avoir, pendant des mois, donné des enseignements, des gestes de pardon, des soins de guérison, maintenant il doit SE DONNER. Pour que le monde passe de l’égoïsme à l’amour, de la guerre à la paix, il est nécessaire d’abord que lui, le Messie, PASSE PAR LA MORT DANS LA VRAIE VIE.

Résolu, en toute conscience, il prend le chemin de Jérusalem : il a accepté la croix, il va recevoir la Lumière glorieuse.

6 jours après : la Transfiguration

Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et il les emmène à l’écart, sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux ; son visage devint brillant comme le soleil, et ses vêtements, blancs comme la lumière. Voici que leur apparurent Moïse et Élie, qui s’entretenaient avec lui.

Entré sur ce chemin dont il connaît l’issue épouvantable, Jésus sent plus que jamais la nécessité de s’accrocher dans la prière : c’est bien dans ce but qu’il monte dans la solitude (Luc 9, 28). Alors que la nuit descend sur la montagne, ses trois apôtres le voient changer : ses traits tendus s’apaisent, son visage crispé s’illumine. La transfiguration n’est pas un prodige gratuit, un miracle spectaculaire mais le rayonnement de la Présence divine qui l’habite. Son intimité avec Dieu est telle qu’elle l’imprègne totalement. Son Père lui offre un présage de sa victoire finale : oui il le sortira de l’abîme de la mort et lui donnera la Vie divine.

On comprend donc le lien : « 6 jours avant », il avait annoncé sa mort inéluctable : aujourd’hui il reçoit la lumière de la résurrection. Au centre de l’évangile palpite la prophétie de Pâques.

C’est par cette « pâque », ce passage de la mort à la lumière qu’aboutira le projet de Dieu du salut des hommes. L’apparition de Moïse et d’Elie signifie que la Loi et la Prophétie conduisent à la Pâque de Jésus. Ce que nous appelons « Ancien Testament » n’est pas dépassé : il est le chemin que nous avons à parcourir pour, enfin, comprendre ce qu’est l’amour de Dieu.

Faire la maison de Dieu ou être dans sa maison ?

Pierre alors dit à Jésus : « Seigneur, il est bon que nous soyons ici ! Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie ». Il parlait encore, lorsqu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre, et voici que, de la nuée, une voix disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! » Quand ils entendirent cela, les disciples tombèrent face contre terre et furent saisis d’une grande crainte. Jésus s’approcha, les toucha et leur dit : « Relevez-vous et soyez sans crainte ! » Levant les yeux, ils ne virent plus personne, sinon lui, Jésus, seul. En descendant de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne parlez de cette vision à personne, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. »

Pierre est bien notre portrait. Il était désemparé et scandalisé par l’annonce de la croix : maintenant il voudrait s’installer dans le bonheur du camping à la montagne, tout fier de dresser des abris pour Jésus et les Saints. Mais Dieu lui apprend que l’essentiel n’est pas d’abord de construire des églises mais d’être englobé dans l’unique Demeure divine.

Quand Jésus accepte de donner sa vie pour les hommes et qu’il apparaît dans la lumière de la résurrection, l’Esprit de Dieu – symbolisé par la Nuée – descend et rassemble autour de Lui les hommes et les femmes de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance. Dans l’obscurité de la foi, tous forment une unique Eglise, une unique communauté où tous sont illuminés par le Visage de Jésus Seigneur.

Pas la vision mais l’audition : écouter et suivre

La voix de Dieu répète ce qu’elle disait au baptême : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé » mais elle ajoute à l’intention des disciples: « Ecoutez-le ». Qu’a-t-il dit ? Ce qu’il a dit « 6 jours avant » : il faut monter à Jérusalem, annoncer l’Evangile, être tué par les hommes et être ressuscité par le Père. Et celui qui veut être disciple doit prendre ce même chemin.

Le Père confirme donc l’annonce stupéfiante et met fin à ce moment d’extase dans la solitude : les disciples retrouvent Jésus dans son état naturel.

La vision était éphémère : comme toujours dans la Bible, l’essentiel c’est l’écoute en son sens profond : faire attention, assimiler un message et décider de le mettre en pratique. L’écoute n’est pas une information, un passe-temps, une distraction mais l’obéissance, l’engagement à vivre tout de suite la volonté de Dieu.

Il faut redescendre dans la plaine et poursuivre le chemin vers Jérusalem. Ce serait peine perdue que de raconter cette vision à la foule : la vérité, la lumière, c’est le chemin à prendre derrière lui.

Conclusion

Pour aller jusqu’au bout de notre chemin et affronter les difficultés, pour suivre Jésus en portant notre croix comme il nous l’a demandé, il nous est nécessaire de prier, de nous enfoncer dans la solitude et là, dans le silence, tremblant de peur encore, regarder le Visage de Lumière.

Mais la vision béatifique ne dure pas. Le Père nous invite à suivre son Fils bien-aimé et à l’écouter, à obéir à son enseignement, à aller là où nous ne voudrions pas aller.

A travers la croix, nous le retrouverons ressuscité et nous serons avec Lui dans le temple de son corps de Lumière.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain

17ème dimanche – 30 juillet 2023 – Évangile de Matthieu 13, 44-52

Évangile de Matthieu 13, 44-52

Le Trésor caché des Paraboles

Nous terminons aujourd’hui la série des 8 paraboles ( et non 7 comme j’avais écrit par erreur) : en plein centre de l’évangile de Matthieu, elles tentent de révéler ce qu’est ce mystérieux « Règne de Dieu » que Jésus annonce. Contrairement à ce que dit la lecture liturgique, les 4 dernières sont adressées non à la foule mais aux disciples, en privé, « à la maison » (13, 36) : la foule incrédule ne pourrait comprendre.

5ème Parabole : Le Trésor

Le Royaume de Dieu est comparable à un trésor qui était caché dans un champ et qu’un homme a découvert. Il le cache à nouveau et, dans sa joie, il s’en va, met en vente tout ce qu’il a et il achète le champ.

Aujourd’hui encore, à l’occasion de fouilles ou de grands travaux, on met à jour des amas de pièces de monnaie que des propriétaires avaient jadis enfouies dans un coin de leur propriété pour les protéger des voleurs et dont ils n’avaient pas révélé l’endroit de la cachette à leurs descendants. C’est ainsi, raconte Jésus, qu’un ouvrier agricole a été engagé dans un domaine et tout à coup, alors qu’il est seul, sa charrue heurte une jarre contenant un trésor énorme. Fou de joie devant cette trouvaille exceptionnelle et imprévue, l’homme vend tout ce qu’il a et achète le champ.

La Loi prévoyait que, dans ce cas, découvreur et propriétaire du champ se partagent la valeur mais Jésus, sans l’approuver, écarte le problème de la malhonnêteté afin de centrer sur l’idée qui lui importe. Dans le flux des événements qui se bousculent, une réalité nouvelle est cachée, invisible, mais celui qui a la grâce de la découvrir, celui qui accueille la semence de la Parole de Jésus est bouleversé par cette valeur infinie qui le transporte d’une joie folle. Sa foi nouvelle ne se range pas, comme une opinion religieuse, à côté des autres. La plénitude qui le submerge le pousse à renoncer à tout. Il n’entre pas dans le Royaume de Dieu à coup de sacrifices et de renoncements : au contraire il découvre le Royaume au sein de son travail comme un don gratuit et il en est tellement comblé qu’il abandonne tout le reste.

Ainsi les pêcheurs du lac avaient écouté l’appel de Jésus : « Venez à ma suite… » et ils avaient tout laissé, famille et métier, pour le suivre (4, 20). Au contraire, plus tard, le jeune homme qui possédait de grands biens n’aura pas le courage de vendre ses biens et il se détournera de Jésus, l’air tout triste (19, 22). Respect scrupuleux de Dieu pour notre liberté.

Est-ce à dire que la conversion à l’Évangile oblige toujours au dépouillement total ? Tout le Nouveau Testament manifeste que, sauf l’exception des collaborateurs missionnaires, les convertis continuaient à assumer leurs obligations conjugales, familiales et professionnelles. Toutefois la parabole du semeur les mettait en garde contre la pression des sollicitations mondaines et l’obsession de la richesse qui empêchent la fructification du bon grain.

6ème Parabole : La Perle

Le Royaume de Dieu est comparable à un négociant qui recherche des perles fines. Ayant trouvé une perle de grande valeur, il va vendre tout ce qu’il possède et il achète la perle.

Cette parabole fait paire avec la précédente mais ici il s’agit d’un riche négociant qui tient un commerce de luxe pour la clientèle huppée et qui circule partout à la recherche des plus belles perles. Jusqu’au jour de la plus bluffante des découvertes : il en avait vu des belles, des admirables, mais jamais comme celle-ci. Extraordinaire. Évidemment le prix est astronomique ! Qu’importe. Emporté par l’enthousiasme, il décide de vendre tous ses biens afin de se procurer cette merveille.

Découvrir le Règne de Dieu dans la personne de Jésus, être empoigné au fond du cœur par la révélation des profondeurs infinies de l’Évangile, être appelé à recevoir la Vie du Père : seuls les convertis qui ont longtemps erré dans la boue et les ténèbres peuvent, dans les larmes et l’allégresse, bégayer leur stupeur devant la découverte des Béatitudes et de la croix glorieuse. La Bonne Nouvelle appelle au don total.

« Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui …Dieu est si grand. Il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui ». (Charles de Foucauld)

Beau soufflet pour ceux qui considèrent la foi comme un peu de confiture pour adoucir les moments difficiles de la vie, avec des rites que l’on pratique sans raison et que l’on abandonne sans regret.

Damien qui débarque chez les lépreux, Kolbe qu’on laisse mourir de faim et de soif dans un bunker nazi, Soljenitsyne envoyé casser des cailloux dans l’hiver impitoyable de Sibérie, les 21 jeunes chrétiens coptes décapités parce qu’ils refusaient d’adhérer à l’islam, ne sont pas des héros. Celui qui a découvert la perle incomparable de Jésus est prêt à tout perdre car la mort la lui donne pour l’éternité.

7ème Parabole : Le Filet

Le Royaume est encore comparable à un filet qu’on jette dans la mer et qui ramène toutes sortes de poissons. Quand il est plein, on le tire sur le rivage, on s’assied, on ramasse dans des paniers ce qui est bon et on rejette ce qui ne vaut rien. Ainsi en sera-t-il à la fin du monde : les Anges viendront séparer les méchants des justes et les jetteront dans la fournaise : là il y aura des pleurs et des grincements de dents.

Le Royaume est une réalité dynamique, en cours perpétuel de construction car Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1 Tim 2, 4) et son projet est de nous rassembler tous ensemble dans son amour. Mais l’histoire sera toujours le lieu d’affrontements de nos tensions contraires. Les premières paraboles du semeur et de l’ivraie ont déjà expliqué que des hommes gardent leur cœur endurci, ne se laissent pas convertir par l’Évangile, qu’ils se livrent au travail destructeur, hostilité, haine, égoïsme. Bons et mauvais se côtoient, la liberté fait basculer d’un côté ou de l’autre. Le temps autorise vraie conversion ou dépérissement.

Jésus réitère sa mise en garde contre la tentation d’opérer le tri nous-mêmes et tout de suite. Nous n’en avons pas le droit. Le jugement aura bien lieu mais au moment fixé et selon un discernement dont nous sommes incapables. L’histoire reste le temps du travail de la pêche et non du rejet des pécheurs, le temps de la patience et non de la condamnation, le temps de la miséricorde et non du mépris. N’oublions pas que le bon Berger cherche sans relâche à retrouver la brebis égarée (18, 12), car il est venu appeler non pas les justes mais les pécheurs (9, 13)

8ème Parabole. : Le Scribe du Royaume

Jésus dit aux disciples : « Avez-vous compris tout cela ? ». – Oui, répondent-ils. Et il ajoute : «  C’est ainsi que tout scribe devenu disciple du Royaume de Dieu est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien ». Quand Jésus eut achevé ces paraboles, il partit de là.

Matthieu conclut ce chapitre par une 8ème comparaison non plus à propos du Royaume mais, très discrètement, à propos de son propre travail. Depuis la destruction du 1er temple et l’invasion des puissances étrangères, la Torah, le livre des Écritures, avait pris une importance centrale dans la foi d’Israël : des experts, appelés scribes, l’étudiaient sans arrêt et l’expliquaient au peuple afin qu’il la pratique fidèlement.

Matthieu serait donc un scribe, « devenu disciple du Royaume » et qui a mis toute son intelligence et sa perspicacité à montrer comment l’histoire d’Israël se prolonge bien dans celle de Jésus, comment celui-ci, loin d’être un blasphémateur qui démolit la Loi, au contraire « l’accomplit ». D’où les nombreuses citations de son évangile : « ..ceci arriva afin que s’accomplit… ». Torah, Prophètes, Jésus constituent ensemble un trésor inépuisable dont Matthieu est fier d’extraire des explications toujours nouvelles.

« Avez-vous compris ? » : ce verbe a une énorme importance chez Matthieu et il signifie beaucoup plus qu’une simple connaissance ou même une érudition intellectuelle. Il s’agit de prendre-en soi, comme un sillon accueille le grain, comme le levain pénètre la pâte, avec la volonté de se laisser travailler par le message. Si je me permets une nouvelle parabole : il ne suffit pas d’être au courant mais de se brancher sur un courant qui va changer la vie.

Conclusions

« Avez-vous compris ? » : à présent la question nous est adressée, à vous et à moi. Ces historiettes apprises au catéchisme et écoutées dans la routine liturgique n’ont pour beaucoup guère d’importance. Or il s’agit bien de l’annonce centrale de Jésus : « Convertissez-vous : le Règne de Dieu s’approche » et c’est pour cette raison que Matthieu les a placées au cœur même de son livre. Apprenez-en la liste, faites-vous une synthèse. Pas plus que Matthieu vous ne pourrez donner une définition précise du Règne de Dieu mais vous verrez que les projecteurs des paraboles éclairent le sens de l’histoire et la vôtre. Il nous faut encore et toujours écouter, ouvrir les sillons de nos cœurs endurcis, arracher le mal qui s’insinue, laisser croître les jeunes pousses de la foi et, pour cela, écarter tout ce qui nous encombre. Seul celui qui accepte le renouveau « comprend ». Car le Règne de Dieu est toujours en train de venir.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain

16ème dimanche – 23 juillet 2023 – Évangile de Matthieu 13, 24-43

Évangile de Matthieu 13, 24-43

L’éclat de la patience

Au sens littéraire, une parabole c’est la projection dans des réalités concrètes – des troupeaux, des récoltes, des petites histoires du quotidien – non pas de notions abstraites, mais de réalités spirituelles proprement indicibles : le Royaume de Dieu est comme un banquet de noces ; la foi comme une graine de moutarde ou comme la volonté de voir une montagne se jeter dans la mer. Il est ultimement vain de chercher à poser un regard spéculatif sur les réalités divines. Le Royaume de Dieu, la foi ne sont finalement pas objets de science. On ne peut en parler qu’à travers des images. En nous plongeant dans des réalités quotidiennes et éminemment concrètes, comme aime tant à le faire la culture hébraïque, la parabole nous dit l’actualité du Royaume de Dieu – lui aussi : quotidien et éminemment concret. Ainsi, la parabole nous dit quelque chose de la réalité du Royaume – son caractère actuel et concret – autant que son caractère proprement indicible – elle reste une image qu’il faut interpréter.

La Parabole du bon grain et de l’ivraie aborde le thème de la patience de Dieu. On a, par le passé, torturé des générations de chrétiens avec le fait que Dieu voit tout. On trouve encore, dans nos églises, la représentation d’un œil inséré dans un triangle : Dieu – le triangle symbolise ici la Trinité –, Dieu voit tout. Et je crois que c’est vrai : Dieu sonde en permanence les cœurs et les reins. Il voit tout. Mais c’est trop peu de dire cela. Dieu certes voit tout, mais il ne pose sur nous qu’un regard de tendresse et de patience. Oui, toujours, mon péché l’affecte mais Lui ne voit en moi que l’espérance. Voilà le caractère indicible de la parabole : le jugement de Dieu n’est pas comme le jugement des hommes.

Pour tous, il y aura finalement une sentence qui tombe. Il y aura pour chacun de nous une fin des temps, un moment où nous n’aurons plus la capacité d’agir, et donc d’encore nous convertir. Mais tant que dure la vie, dure la patience de Dieu.

Ce n’est pas comme ça que nous-mêmes nous jugeons. Notre tendance est plutôt de vouloir directement arracher du sol la mauvaise herbe, d’extirper le mal – l’ivraie qui pousse au milieu de nous. Face au mal et à la souffrance, nous sommes impatients. Nous cherchons bien souvent à punir, ou à nous punir. Nous posons sur celles et ceux qui nous entourent – sur nous-mêmes aussi – des jugements que nous peinons à réviser, à mesure d’ailleurs du mal qui est fait. C’est le temps de l’impatience. Et trop vite nous condamnons, nous-mêmes ou autrui. Nous perdons patience. Dieu jamais.

Dieu n’oublie jamais que nous ne sommes pas les seuls responsables du mal qui passe à travers nous. La parabole dit que c’est l’ennemi du semeur qui répand l’ivraie. Nous ne sommes pas responsables de tout le mal qui nous affecte ; nous sommes simplement responsables de le laisser passer à travers nous, de le laisser croître en nous, de lui donner de l’ampleur voire de le répercuter sur d’autres. Nous ne sommes pas la cause première du mal. Pour le dire avec des mots enfantins : c’est Adam qui a commencé. Ceci déjà, donne à tout le monde des circonstances atténuantes. A cet égard, le récit du Péché originel est autant celui de la condamnation de l’homme à mourir que le récit de notre exonération partielle : nous ne sommes jamais les seuls responsables des maux que nous affectent.

Dieu n’oublie jamais non plus que, pour une part, nous faisons rempart au mal. Nous sommes capables d’affronter une part de souffrance ; tous nous avons une certaine endurance, une capacité de résistance et même de résilience. Tous, face au mal, nous sommes capables de patience. D’une certaine patience …

La patience de Dieu est le reflet de sa force. C’est parce qu’il domine tout que Dieu est patient. « Ta domination sur toute chose te permet d’épargner toute chose » dit le Livre de la Sagesse (12, 16). Notre impatience vient du sentiment que nous avons de ne pas maîtriser la situation. Notre impatience est le reflet de notre faiblesse. Elle survient lorsque le mal a dépassé la limite – notre limite. Alors nous préférons arracher les épis d’ivraie avant qu’ils ne germent encore.

La patience est la mesure du temps que nous accordons à la conversion. « Par ton exemple tu as enseigné à ton peuple que le juste doit être humain – le texte grec dit « philanthrope » – à tes fils tu as donné une belle espérance : après la faute tu accordes la conversion » (Sg 12, 19). Ainsi, l’impatience est signe de désespérance.

Ceci nous donne des jalons pour notre propre progression spirituelle. Là où je suis impatient, là se loge mon désespoir. Quels sont les comportements que je ne tolère pas ? Et pourquoi particulièrement ceux-là alors que je parviens à en accepter d’autres ? Parce que là se loge mon désespoir. Quels types de personnes ai-je tendance à juger et condamner, à vouloir extirper ? Là se loge mon désespoir. Quel sont les maux du monde que j’ai tendance à ne pas supporter ? Là se loge mon désespoir.

On apprend beaucoup sur soi-même d’une réflexion sur la patience. Nos lieux d’impatiences sont précisément les endroits qui sont appelés à la conversion, les événements sur lesquels nous avons perdu le regard bienveillant de Dieu ; ce qui nous affecte intimement, les maux qui nous rongent.

A contrario, la patience est le signe de la présence en nous du règne de Dieu. C’est dans la patience que nous voyons le mieux, par contraste avec le mal que nous subissons, que le regard de Dieu passe à travers nous. La patience est le signe que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à nous ; qu’il vit déjà en nous et qu’il rayonne en nous vers les ténèbres.

Une attitude spirituelle prudente me semble être de considérer avec une certaine objectivité nos lieux d’impatiences, parce qu’ils définissent concrètement, pour nous, une zone de conversion.

Mais l’attitude spirituelle nécessaire est de nous réjouir de la capacité de patience dont nous disposons tous. Certes à des degrés divers, mais résolument là. La quête des trésors de patience que nous pouvons trouver en nous est un des plus beaux regards que nous puissions poser sur nos vies.

Car la patience est le signe le plus contrasté de l’Amour qui s’affronte au mal. Et qu’en notre patience ultime, se trouve le témoignage le plus éclatant du règne de Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain