Évangile de Luc 24, 13-35
La Fraction du Pain d’Emmaüs
En nous empêchant de nous assembler dans nos églises pour vivre les grandes cérémonies pascales, ce temps de confinement a suscité sur les médias une floraison de retransmissions de messes, de moments de prière et de méditation. Ces émissions, très utiles aux personnes qui ne peuvent plus se déplacer, ont certes un grand intérêt en ces circonstances mais ne seront jamais qu’un palliatif. L’Evangile de l’Incarnation et le précepte central de l’amour du prochain nous obligent à une foi concrète, aux rencontres, aux actes. La messe ne sera jamais un « like » entre amis sélectionnés.
C’est pourquoi, au lieu de nous renfermer dans une piété passive, ce temps devrait être un temps de réflexion personnelle. Pourquoi vais-je à la messe ? Comment est-ce que je la vis ? N’y aurait-il pas des changements à introduire ? Plus profondément encore : la Passion du Christ et sa Résurrection que nous venons de célébrer constituent-elles le cœur de ma foi ? Quelles questions me posent-elles ?
Sans révolte mais avec intelligence, ne devrions-nous pas oser réfléchir à ces questions ? Car pour quelle raison des multitudes énormes de baptisés ont-elles abandonné la pratique ? Pourquoi les jeunes générations n’acceptent-elles plus la transmission qui nous semblait si normale ? Il est insuffisant d’accuser les dérives de la société et le relâchement des mœurs. Dans l’antiquité, Corinthe était connue comme une des cités les plus dépravées du monde : Paul y est venu, ne l’a pas maudite et y a fondé une communauté tellement solide qu’elle perdure jusqu’à aujourd’hui.
A la suite de l’évangile de Jean sur Thomas, poursuivons donc en ce dimanche la réflexion sur Pâques et l’Eucharistie grâce au célèbre récit d’Emmaüs, chef d’œuvre de Luc.
1. La communauté désintégrée
Commencée par la joyeuse entrée de Jésus à Jérusalem, la semaine s’est achevée sur le désastre total : l’horreur épouvantable de la crucifixion. Pour les disciples le sabbat est un cauchemar. Le lendemain, écrasés, plusieurs d’entre eux, dont Cléophas et son ami, décident de repartir. Certes au petit matin quelques femmes sont venues dire que le tombeau était vide, que le cadavre avait disparu et que même une apparition leur avait assuré que le mort était relevé, vivant. Radotage incroyable. L’aventure est finie : on prend la route d’Emmaüs. Ce village n’est nommé qu’une seule fois dans la bible : c’est le lieu célèbre où, en – 165, Judas Maccabée a réussi à vaincre la puissante armée grecque de Nicanor qui venait avec l’intention de détruire radicalement Israël (1 Macc 3, 40).
Oui, nous avons eu tort de faire confiance à ce Jésus trop doux et innocent. Seule la violence peut nous libérer. Barabbas l’avait compris.
Aujourd’hui, en une cinquantaine d’années, des centaines de millions de baptisés occidentaux ont abandonné la foi et quitté l’Eglise. Comme toujours on a été séduit par la puissance : la science, qui ronge les vieilles légendes et offre des possibilités indéfinies, et l’argent qui permet de satisfaire le jaillissement incessant des envies et des désirs. L’histoire ne prouve-t-elle pas qu’ « au commencement est la force »?
2. Une nouvelle lecture des Ecritures
Parmi la foule des pèlerins qui rentrent chez eux après la Pâque, les deux disciples ruminent l’aventure extraordinaire qu’ils viennent de vivre. Abattus, effondrés, ils rappellent tous leurs souvenirs. Ils ont à peine fait attention à un homme qui les a rejoints et chemine à leur côté. Tout à coup il les interpelle : « Vous allez l’air si triste ? De quoi discutez-vous ? ». Et eux de raconter les derniers événements et la fin odieuse de leur maître. Il y a bien, dit Cléophas, quelques femmes du groupe qui ont annoncé que le tombeau était vide et elles prétendent même qu’un ange a affirmé que Jésus vivait. Comment gober pareilles balivernes ?
C’est alors que l’inconnu les conduit sur une autre interprétation des Ecritures. Comme tout Israël, vous attendiez l’intervention d’un Messie tout puissant qui allait écraser les ennemis, châtier les impies, établir un Israël glorieux. Mais d’autres passages évoquaient une figure absolument différente : un Messie pacifique, un agneau transpercé, un amour qui s’offre pour libérer l’humanité entière. Non une victoire par les armes mais une libération par amour…
Peu à peu, les certitudes des deux disciples s’effritent, des rayons de la vérité percent leurs ténèbres. Au fond n’est-ce pas cela que Jésus leur apprenait ? Ses enseignements apparaissent dans la lumière. La Passion infligée serait donc l’action de l’amour, la source d’une infinie miséricorde ? Jésus serait plus qu’un prophète ?
La résurrection serait donc possible ? Les Ecritures s’ouvrent à leur véritable signification.
3. La fraction du pain
Les échanges se sont poursuivis pendant tout le jour : on approche d’Emmaüs et le 3ème homme fait mine d’aller plus loin mais Cléophas le retient :
« Reste avec nous : le soir approche et déjà le jour baisse ». Il entra pour rester avec eux.
Quand il fut à table avec eux, il prit le pain, dit la bénédiction, le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. Mais il avait disparu à leurs regards.
Longtemps sa Parole avait soufflé sur leurs cœurs refroidis : elle les brûlait d’une présence qu’ils ne peuvent plus perdre. La révélation culmine à table où le 3ème pénètre dans les deux pour les faire un en lui. Les disciples sont foudroyés d’une joie nouvelle: ils voulaient suivre un Messie conquérant qui changerait le monde. Et voilà que le Messie est en eux pour les transformer. Ils ne le voient plus : ils savent qu’effectivement il est entré « pour rester avec eux ». Définitivement. Il n’est plus à côté mais à l’intérieur. En eux.
4. La communauté intégrée
« A l’instant même, ils se lèvent et repartent pour Jérusalem. Ils trouvent les 11 apôtres et les autres qui leur disent : « Vrai ! Le Seigneur est ressuscité : il est apparu à Simon Pierre ». A leur tour ils racontent ce qui s’est passé sur la route et comment ils l’ont reconnu à la fraction du pain ».
La nuit est tombée mais il n’y a pas un seul instant à perdre. La fuite de Cléophas devient retour, « conversion » au sens hébreu du terme. Il faut rejoindre la communauté qui, elle aussi, vit un bouleversement.
Les femmes n’avaient pas fabulé : le crucifié est ressuscité, le mort est vivant. D’abord la croix avait fait éclater la communauté : la « fraction du pain », l’Eucharistie la reconstitue en une seule Eglise conduite par Pierre.
Méditer l’Evangile
Confinés, nous pouvons à notre aise réfléchir à cette magnifique page d’Evangile.
Beaucoup ont lâché la pratique du dimanche : j’en fais peut-être partie. Que serait une foi figée dans un carcan de certitudes ? L’idéal de la paix, les droits de l’homme, le souci des handicapés, la politesse : on est tous d’accord. Mais la croix et la résurrection ? Or tout en dépend. Sinon on en reste à un plan moral.
La foi n’est pas un catéchisme mais une histoire. La Bible raconte les recherches tâtonnantes, les erreurs, les péchés épouvantables des hommes qui en appellent à un Dieu. Non un Tout-Puissant écrasant. Non un Juge implacable.
Jésus vient après des siècles de l’histoire d’un peuple qui a compris que le temps n’est pas un cercle, une fatalité absurde. Que l’humanité ne peut s’accomplir par ses seules ressources. Qu’elle a besoin d’un Dieu sauveur. La Bible est le livre de l’espérance du salut.
Le salut est-il national, politique, sanitaire, financier ? Limites très insuffisantes si je contemple mon enfant mort. L’amour ne postule-t-il pas l’éternité ?
L’amour au sommet, l’amour total n’est-il pas le don sans reprises, le pardon sans limites ? Plus encore n’est-il pas celui qui nous demeure toujours alors que nous l’avons mille fois renié ? Celui qui ressuscite lorsque nous l’avons assassiné ? Celui qui nous retire de l’enfer de nos haines et de nos injustices ?
Jésus est celui-là. Homme inscrit dans un moment du temps, chassé de l’histoire par la méchanceté et l’ignorance des hommes, il y revient ressuscité. Et il invente la merveille. Il nous rejoint sur la route où nous marchons souvent écrasés de tristesse, lourds de nos déceptions, rongés par notre culpabilité, retournant sans fin des questions sans réponse.
« Que vous êtes lents à comprendre ». Ne cherchez pas des méthodes mystiques, n’attendez pas d’être parfaits, ne construisez pas des lieux sacrés. Dans votre cuisine, invitez-moi et mettons-nous à table. Ne préparez pas un menu gastronomique et le champagne. Soyons simples. Un quignon de pain, une gorgée de vin. Mais c’est moi qui vous invite, qui rompt le pain et vous tend la coupe. « Prenez : mangez…buvez : ceci est mon Corps … ».
Car mon corps n’est pas dans le tombeau : maintenant c’est vous qui l’êtes. Voyez ce Christ répandu dans une communauté qui traverse espace et temps. Et qui incarne à tout instant confiance, réconciliation, paix, justice.
Emmaüs n’est plus souvenir d’une guerre mais mémoire actuelle du Dieu-avec-nous.
Chaque dimanche, nous commençons la semaine et le Seigneur nous recrée. Les morceaux fractionnés que nous sommes deviennent son Corps unique. Nous ressuscitons en Lui. La foi devient amour.
Frère Raphaël Devillers, dominicain