Évangile de Luc 16, 10-13
Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent
Le commerce, les affaires, les échanges entre nous peuvent vite devenir une religion ; l’économie – notre économie – est souvent un culte rendu au dieu argent. Le matraquage est intense : il faut maintenir la croissance ; il faut que cette humanité poursuive son élan vers plus de bien-être et de confort.
On peut, même avec un grand esprit de noblesse, voire par esprit de charité, de religion, faire de l’économie un dieu : « Vivement que l’on éradique la faim dans le monde » ; « Hourra, aux progrès de la science qui nous sauve » ; « Quelle avancée, si la vivacité économique pouvait nous procurer un revenu universel ! » …
Et c’est vrai que cette humanité a accumulé du bien, qu’elle a progressé en savoirs et qu’elle a gagné en bien-être : tout de même, on guérit de maladies – certaines ont même été éradiquées ; on possède aujourd’hui des médicaments très performants ; il n’y a plus chez nous de famines, on est en passe de triompher de la dernière pandémie et il y a le progrès social qui vient en aide aux plus démunis. Tout cela est indéniable. Il y a un indéniable bien fait de la croissance, tant scientifique, technique, qu’économique.
Mais de là à dire que le progrès, la science, l’économie et même la médecine nous sauveront … ce n’est pas plus vrai aujourd’hui qu’hier. Et ça ne le sera jamais. Jamais cette humanité ne se sortira de la souffrance et du malheur par ses propres efforts, fussent-ils, comme le progrès scientifique, admirables. Tout au plus, nos progrès, nos talents et nos richesses nous aideront-ils un temps à porter nos croix, un temps à endurer la souffrance. Mais au-delà … ?
Parce que c’est ça qui rend vain le culte des richesses et de l’argent, le culte du progrès économique, et même scientifique, c’est qu’ils ne durent qu’un temps ; qu’ils sont d’une efficacité limitée. Et sans doute aucune génération n’a été aussi consciente que la nôtre, que nous pourrions tout perdre – le climat, la paix sociale et la qualité de la vie – justement à force de progrès et de ce culte inouï de la croissance à tout prix, en guise de planche de salut. C’est avant tout la fureur économique – notre fureur économique – qui est la cause du dérèglement du climat et de la pollution à l’échelle planétaire.
Les lectures d’aujourd’hui nous invitent à réfléchir à notre relation aux richesses, aux biens – tant matériels qu’immatériels – que nous accumulons. Pourquoi désirer être riche ? Vouloir vivre dans l’abondance ? Accumuler des biens ? Et quelles conséquences sur notre monde, notre vie, notre relation à Dieu, que ce désir d’accumulation ?
Le prophète Amos était un berger et un cultivateur de sycomores. On est alors en 750 avant Jésus-Christ et la Terre sainte est divisée en deux royaumes. Amos est originaire du sud, du royaume de Juda – aride, désertique et pauvre – et il prêche au nord, au Royaume d’Israël – verdoyant, riche et en pleine croissance. Amos est un petit éleveur qui prêche contre les riches et les puissants, contre leur hypocrisie religieuse voire contre leur idolâtrie assumée. Ce qu’il dénonce c’est essentiellement la décadence morale et spirituelle de son temps, ainsi que les injustices sociales que la cupidité des riches provoque.
On retrouve des tonalités qui résonnent avec notre époque … où règne aussi ce sentiment d’une caste privilégiée qui s’arroge toute la puissance économique et dont le mode de vie effréné se fait au mépris affiché de l’écologie et du bien commun.
Paul pourtant nous encourage à prier pour les chefs d’États et tous ceux qui exercent l’autorité. Mais justement pour qu’ils assurent les conditions équitables de vie et de tranquillité.
Il y a deux types de croissances – Jésus l’évoque dans l’Évangile – il y a une croissance honnête, le juste fruit de nos efforts, la récompense espérée de notre travail et il y a une croissance malhonnête, boulimique, qui vise à accumuler de la richesse par le déséquilibre, au détriment des autres et de l’environnement.
D’où vient cette tendance, que nous avons tous plus où moins, de vouloir accumuler des biens, parfois en surnombre, jusqu’au gaspillage ou à vouloir toujours plus de moyens ou d’argent ; d’où vient notre tendance à la surconsommation, à désirer toujours plus posséder ?
Sans doute y a-t-il là quelque part la peur de manquer, la peur de souffrir, la peur de l’abandon matériel et finalement la peur de se détacher de ce monde. C’est avant tout pour se rassurer qu’on accumule des biens. De là à mettre sa foi dans l’épaisseur de son compte en banque, il n’y a qu’un pas …
C’est précisément alors qu’on a fait de l’argent, de l’opulence, du progrès matériel un dieu. On pense que l’argent nous donnera une vie meilleure, que l’abondance nous sauvera du malheur. Ce n’est pas vrai. Le réconfort matériel ne dure qu’un temps …
Penser que le bonheur de demain dépende de la richesse, de la santé, de la science même – de l’accumulation de savoirs et techniques – c’est une illusion. Le génie humain, fût-il économique, social ou scientifique, est un faux dieux. Car malgré lui, persiste le malheur. C’est spirituellement s’aveugler que de penser que la médecine, la science ou la croissance économique sauveront le monde ; comme c’est une illusion de penser que nos propres progrès humains, spirituels, écologiques, économiques voire scientifiques nous sauveront du malheur. C’est encore espérer rejoindre le Ciel en construisant de nos propres mains une tour, comme à Babel.
« Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. » nous dit Jésus. « S’attacher à l’un, c’est mépriser l’autre ». Nous ne nous croyons pas sauvés par de petites satisfactions, des jouissances éphémères ou des biens matériels – tout ça ne dure qu’un temps – au contraire nous voyons leur attachement comme des entraves qui nous empêchent d’accéder à la joie durable, au vrai bonheur, celui qui est éternel.
Nous ne nous croyons pas sauvés par de petites satisfactions, des jouissances éphémères ou des biens matériels – tout ça finit par disparaître – nous nous croyons sauvés par l’amour, et essentiellement l’amour de Dieu, qui lui ne s’éteint pas.
Au soir de notre vie, la médecine, la science et le progrès s’éteindront. Il arrive toujours, pour tous, un moment où la croissance matérielle est vaine, et l’espoir fondé sur elle anéanti …
C’est peut-être ce stade que nous avons atteint à l’échelle de l’humanité. C’est peut-être globalement que la croyance en un salut matériel s’effondre. Aujourd’hui, peut-être enfin, notre monde se rend compte que le culte matérialiste voué au progrès, à l’abondance et à la croissance économique est une idole qui finalement, au lieu de bonheur, conduit au malheur et à la désolation.
C’est aujourd’hui peut-être que l’impact du culte de l’argent se fait le plus globalement ressentir. Et c’est sans doute un bien-fait.
— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.