31ème dimanche – Année B – 31 octobre 2021 – Évangile de Marc 12, 28-34

Évangile de Marc 12, 28-34

Écoute : Tu aimeras Dieu et ton Prochain

La longue montée s’achève : parmi le flux ininterrompu des pèlerins, Jésus et son groupe de disciples entrent dans Jérusalem. Un petit cortège s’organise pour acclamer avec des rameaux celui qui, croit-on, apporte l’espérance de la libération. Depuis quelques jours, Pilate, qui réside habituellement à Césarée sur la côte, est monté avec sa troupe afin de mater toute velléité d’insurrection. Or ce n’est pas vers sa citadelle de l’Antonia que Jésus se dirige mais vers le temple dont la grande esplanade a été transformée par les Grands Prêtres en un immense marché où retentissent les cris des animaux et le tintement des pièces de monnaie. Excédé, agitant un fouet, Jésus met la pagaïe dans cette foire qui déshonore Dieu en hurlant : « Cette maison doit être lieu de prière pour tous les peuples et vous en avez fait une caverne de bandits ». Les disciples doivent être complètement perturbés. Jésus le sait : il joue sa vie, cet esclandre scelle son destin.

Mais loin de fuir la menace, Jésus revient chaque jour sur l’esplanade et, comme il le fait depuis le début, il enseigne(11, 17-18). Au lieu de déclarer la révolte, il faut d’abord et incessamment proclamer la foi, expliquer ses exigences, rectifier les faux comportements. Et cela d’abord aux responsables. Il faut agiter le glaive de la Parole et non la lance de guerre.

Marc raconte alors 5 controverses qui opposent Jésus et toutes les catégories de ses ennemis qui veulent le prendre en faute et prouver au peuple qu’il est un faussaire. Mais Jésus, chaque fois, l’emporte et le peuple l’approuve.

4ème Controverse : Le Plus Grand Commandement

Un scribe s’avança. Il avait entendu les discussions précédentes et voyait que Jésus avait bien répondu. Il lui demanda : « Quel est le premier de tous les commandements ? ».

Il ne demande évidemment pas quel est le premier du Décalogue, connu par cœur, mais dans les écoles, on discutait ferme sur ce qui était le plus important à enseigner et à pratiquer: la circoncision, l’observance du shabbat, la nourriture cacher … ?

Jésus répondit : « Le premier, c’est : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force ».

Voici le second : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Jésus répond en citant la célèbre profession de foi d’Israël, qui doit être dite pendant toute la vie, au lever et au coucher et surtout au dernier moment : le « Shemah » (qui signifie « écouter »).

Toutes les religions parlent de Dieu (x) mais ce mot vague et ambigu entraîne parfois des comportements inacceptables. Israël doit d’abord « écouter », recevoir une révélation unique. Au mont Sinaï, Dieu s’est révélé comme YHWH, « Je suis qui je suis », au nom imprononçable et sans image possible. Il est UN, UNIQUE. Il s’est révélé à Israël par son action : Il a libéré les esclaves hébreux d’Égypte. En effet le « premier commandement » n’en est pas un mais la première Parole d’un ensemble de dix : « le Déca-logue » : « Je suis YHWH ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Égypte, de la maison de servitude » (Deut 5, 6).

C’est pourquoi le Shemah peut se poursuivre par « Tu aimeras le YHWH ton Dieu de tout ton cœur, toute ton âme, toute ta pensée, toute ta force ». On a souvent objecté que l’on ne pouvait pas nous ordonner d’aimer. En effet s’il s’agit d’un sentiment de transcendance, d’une impression d’un vague sacré. Mais il est normal de nous inviter à aimer celui qui nous libère, qui nous fait sortir de nos prisons, qui enlève nos jougs. Et normal de l’aimer non par des gestes religieux ou des statues. Ou de temps en temps quand on est en détresse et que l’on a besoin de secours surnaturel. L’amour n’est pas s’il n’est pas total, retour perpétuel à la source de la Vie.

Le don extraordinaire, immérité, permanent de la miséricorde qui offre la certitude inébranlable d’être pardonné, libéré, aimé ne peut que susciter en retour un amour total, incessant. Non pour devenir des sujets d’un roi, des adeptes obéissants d’une religion mais justement afin de rester libres. Seul Dieu YHWH peut nous apprendre à vivre sans retomber dans nos servitudes. La foi, contrairement à ce qu’on dit, n’est pas une aliénation : elle fait du croyant un sujet libéré et fier de l’être.

Et Tu Aimeras Ton Prochain…

« Voici le premier commandement » avait dit Jésus mais aussitôt il poursuit :

« Voici le second : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là ».

« Quel est le plus grand commandement ? ». Au fond et indissolublement il y en a deux. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » : Jésus rassemble ainsi deux versets bibliques (Deut 6, 5 et Lev 19,18). La confession du premier est la source qui active et purifie la pratique du second. Et la pratique du second est le test qui vérifie que notre foi est vraie.

En effet la grande tentation de la foi est de se limiter à une profession de formules, à une pratique routinière de rites, à une sensation du sacré, des mœurs polies, bienséantes, une opinion bienpensante. Le fait que Jésus se soit heurté non à de grands pécheurs, ni aux étrangers païens mais aux personnages les  plus religieux de son peuple ( pharisiens, scribes, grands prêtres) doit toujours nous faire réfléchir.

Nous aimons la religion qui nous laisse tranquilles, qui édulcore ses exigences, qui n’en demande pas trop. Souhaiter la justice et la paix, oui, mais bousculer notre tranquillité, nous sentir les premiers responsables de cette justice et de cette paix, toucher à notre train de vie, nous engager à collaborer aux œuvres missionnaires et caritatives… alors nous mettons les freins. « Je n’ai pas le temps ». Le pharisaïsme n’est pas un défaut juif mais une attitude faussement croyante. Notre Pape dénonçait ce qu’il appelle « la foi soft ».

L’Évangile manifeste tellement bien comment Jésus, transfiguré par l’amour de Dieu qui lui a dit : « Tu es mon Fils bien-aimé », se donne du coup à la mission non seulement d’annoncer cette charité du Père mais de pratiquer en acte l’amour de son prochain. Et en priorité celui des petits, des pauvres, des souffrants, des handicapés. Jésus est le contretype parfait du pharisien confit en dévotion et enfermé dans de petites pratiques inoffensives.

Le Scribe Approuve Jésus

« Le scribe reprit : « Fort bien, Maître, tu as raison de dire que Dieu est l’Unique et qu’il n’y en a pas d’autre que lui. L’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force et aimer son prochain comme soi-même vaut mieux que toutes les offrandes et tous les sacrifices ». Jésus, voyant qu’il avait fait une remarque judicieuse, lui dit : «  Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu ». Et personne n’osait plus l’interroger.

Dès le début, Marc a présenté « les scribes » – interprêtes attitrés des Écritures – comme très opposés à Jésus (1, 22 ; 2, 6 ; ..). Mais ce passage-ci nous met en garde contre les généralités : ici on rencontre un scribe qui ose se démarquer de ses confrères – bravo à son courage. ! Non seulement il reconnaît l’exactitude de l’enseignement de Jésus mais il renchérit dessus. Vivre ce double commandement est préférable aux sacrifices pratiqués perpétuellement dans le temple (1 Sam 15, 22). Jésus citera aussi le prophète Osée : « C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Car je suis venu appeler non les justes mais les pécheurs » (Matt 9, 13)

Toutefois si Jésus approuve la conviction du scribe, s’il la trouve « judicieuse », il lui fait quand même remarquer que son parcours n’est pas fini. Certes le théologien a compris la portée du geste de Jésus dans le temple. On n’achète pas la faveur de Dieu en lui bâtissant des maisons somptueuses, en organisant des cérémonies, en lui sacrifiant des animaux et des végétaux. La foi n’est pas un « marché », on n’achète pas la grâce. Le commandement essentiel est d’aimer Dieu de tout soi-même et avec toutes ses ressources, et d’aimer son prochain de façon compatissante et solidaire. Mais on n’est encore là qu’au niveau de la Loi, un enseignement que l’on partage avec un « Maître ».

Le scribe devra accepter les événements qui vont se produire quelques heures après cet échange : Jésus va être arrêté, condamné et crucifié. Mais son Père le ressuscitera et donnera l’Esprit à ceux qui le croient. Alors le scribe pourra découvrir quel sacrifice Jésus a offert sur sa croix, quel nouveau Temple d’hommes va surgir, dans lequel les croyants, bouleversés par l’amour de Jésus, seront portés à aimer tous leurs frères, non comme eux-mêmes mais comme Lui, Jésus, qui ne sera plus un « maître » mais le Seigneur vivant. La Pâque ultime sera accomplie. Le Royaume sera ouvert. Le Vent de l’Esprit nous rendra aimés et nous fera aimer. « Et voici le commandement : « Celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère » (1 Jean 4, 21)

Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

La Haine qui monte

Par Frédéric Boyer

Oh mes amis, la haine monte. Elle rampe parmi nous. Nous faisons semblant de n’y être pour rien. Au mieux nous avons laissé faire, au pire nous y participons. (…)

Cet état de haine permanente témoigne d’un désarroi général, social, intime, collectif et spirituel. La violence irrépressible avec laquelle nous exprimons nos désaccords, nos appels au secours, n’est que l’expression de notre impuissance à communiquer.

Nous avons développé des sociétés hyper connectées mais de plus en plus sectaires, divisées. Nous consommons des contenus culturels qui témoignent en réalité de notre solitude culturelle, dans un « abîme d’incommunication » (C. Péguy), quand nous devrions nous éduquer davantage à la singularité d’une voix, d’une écriture, d’une pensée, d’une œuvre. C’est-à-dire nous éduquer à la singularité d’autrui, de sa condition, de sa parole.

La République se fragmente à mesure que nous bâtissons des autoroutes de diffusion et de communication.

La haine s’exprime quand s’entretient l’illusion de ne plus compter singulièrement pour les autres, quand je pense que je ne serai jamais écouté ni représenté. Arrêtons de « propagander » (Péguy), cela ne fait qu’entretenir ce climat délétère. Mais discutons « honnêtement avec ce quelqu’un » qui ne pense pas comme moi.

« Je lui énonce, disait Péguy, très sincèrement les faits que je connais, les idées que j’aime. Il m’énonce très sincèrement les faits qu’il connaît et les idées qu’il aime et qui sont souvent fort différentes. Quand il me quitte, j’espère qu’il s’est nourri de moi, de ce que je sais, de ce que je suis. Et moi je me suis nourri de tout le monde, parce que tout le monde a beaucoup plus d’esprit que moi » (Cahiers, nov.1901).

Pour rendre cela possible, encore faudrait-il ne plus s’ignorer « malgré les apparences, et malgré tout le jargon politique et les grands mots de solidarité »(Péguy).

La haine se nourrit avec jouissance de notre désapprobation qu’elle entend provoquer, espérant qu’à notre tour elle nous conduise à la haine. Il faut briser ce cercle vicieux en refusant de haïr l’autre parce que nous nous opposons à lui – tout en rendant à chacun la dignité de sa révolte.

Article paru dans « La Croix-L’Hebdo », n°100, sept.2021 (extraits)


Parmi ses œuvres :

Le Lièvre (éd. Gallimard) – Bible : les récits fondateurs. – Peut-être pas immortelle (poèmes). – Là où le cœur attend. – Des choses idiotes et douces (Prix du Livre Inter). – Sous l’éclat des flèches. – etc…

30ème dimanche – Année B – 24 octobre 2021 – Évangile de Marc 10, 46-52

Évangile de Marc 10, 46-52

Seigneur, Que Je Voie !!!

Le long voyage commencé tout au nord, près de Césarée à la frontière du Liban, et au cours duquel ont alterné passages en pays païen et en terre d’Israël, parvient à son ultime étape : Jéricho, grande oasis dans la vallée du Jourdain, célèbre pour ses laurier-rose, ses baumiers, ses palmiers et le palais du roi Hérode. A partir de là commence la longue montée à travers le désert de Judée vers la capitale Jérusalem.

Chaque jour, sur la route, la foule des pèlerins se fait plus dense et l’approche de la fête de Pessah (Pâque) exacerbe l’espérance messianique. Autour de Jésus le Galiléen, le nombre de disciples s’accroît sans cesse, tous persuadés qu’il est le Messie qui va enfin libérer du joug des Romains et rendre l’indépendance.

L’évangile de ce jour rapporte le dernier épisode de ce voyage, une histoire où Marc montre encore tous ses talents de conteur. Nous verrons la profondeur de sa signification.

L’aveugle de Jéricho

Tandis que Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, un mendiant aveugle, Bartimée, le fils de Timée, était assis au bord de la route. Apprenant que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : «  Jésus, fils de David, aie pitié de moi ». Beaucoup de gens l’interpellaient vivement pour le faire taire mais il criait de plus belle : «  Fils de David, aie pitié de moi ».

La scène est bien croquée. A la sortie de la ville, un cortège s’avance, plein de rêves de victoire, d’éclats de rire et de chants des psaumes. Au bord du chemin, est assis un pauvre : aveugle, il est enfermé dans les ténèbres. Incapable de travailler, il est réduit à la mendicité. Marginal, il gît dans le fossé. Pourtant, c’est un homme qui a un nom, c’est même le seul infirme qui soit nommé dans les évangiles : « Bartimée » signifie « fils de Timée », un mot qui évoque l’honneur, la gloire.

Mais l’infirme, l’homme réduit à rien, a une capacité : il entend et il parle. Ce brouhaha qui s’approche l’intrigue et il s’informe. « Que se passe-t-il ? – C’est Jésus de Nazareth ! ». Il a entendu parler de lui : aussitôt il essaie de crier plus fort que la multitude : « Aie pitié de moi, Fils de David ! » : c’est le nom populaire du messie selon la promesse de Dieu au roi David.

Excédés par ses cris, beaucoup de gens (peut-être même des disciples) intimaient l’ordre à ce malotrus de se taire : qui est ce mal fichu qui vient troubler l’enthousiasme général ? Alors que nous montons à Jérusalem pour changer le monde, nous n’avons pas le temps de nous occuper d’un mendiant.

Mais pour l’infirme, c’est son espérance qui s’approche, sa seule chance de salut : loin d’être intimidé et de se taire, il redouble ses cris : « Fils de David, aie pitié de moi ! ». Et ses cris sont tellement perçants que Jésus les perçoit à travers le tintamarre.

Le Salut du pauvre

Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le ». On appelle donc l’aveugle et on lui dit : « Confiance, lève-toi : il t’appelle ». L’aveugle jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus. Jésus lui dit : «  Que veux-tu que je fasse pour toi ?  – Rabbouni, que je voie ! ». Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé ». Aussitôt l’homme se mit à voir, et il suivait Jésus sur la route ».

Il s’arrête pile et demande qu’on lui amène celui qui semble déranger tout le monde mais dont il a compris la détresse. Certains, enfin, transmettent l’appel qui le transforme : assis dans le fossé, l’homme se lève et bondit sur le chemin à travers la cohue. Pressé, il rejette son manteau, sa seule richesse – alors que le jeune riche, lui, avait refusé d’abandonner ses biens. Se débattant dans la nuit au milieu de la foule des corps, il court vers la voix et rencontre Jésus.

Celui-ci lui demande d’exprimer sa demande car l’homme doit formuler le plus profond désir de son être et, utilisant le diminutif du titre de Rabbi pour dire sa confiance entière, l’infirme jette : « Rabbouni que je voie ». Sans geste, sans formule d’exorcisme, d’un mot Jésus le renvoie. Et « aussitôt » (on reconnaît le petit mot que Marc répète tout au long de son livret), il est non seulement guéri mais « sauvé ». Pourquoi ? Parce qu’il a manifesté une confiance totale et immédiate. La foule s’empressait pour voir comment le Messie allait, bientôt, dissiper les ténèbres du monde : l’aveugle criait pour que le Messie le fasse « voir », lui, maintenant, enfermé dans sa prison. Et alors que Jésus le renvoyait à ses affaires (« Va »), l’infirme « voit » qu’il doit suivre Jésus sur la route : il devient disciple.

Et c’est ainsi que le fils de Timée, l’honorable, est en voie de devenir Saint-Honoré.

Fausses et vraies visions du Messie

Si nous relisons la section de l’évangile que nous avons entendu ces derniers dimanches, nous voyons comment Marc a bien construit son livret afin de nous convertir.

  • 8, 22 : Jésus guérit un aveugle à Bethsaïde
  • 8, 31 : Jésus annonce pour la 1ère fois sa passion
  • 8, 32 : Pierre se dresse en travers.
  • 8, 33 : Jésus le renvoie derrière et affirme que tout disciple doit prendre sa croix
    • 9, 30 : Jésus annonce sa Passion pour la 2ème fois
    • 9, 33 : les disciples se disputent les premières places.
    • 9, 35 : Jésus leur enseigne : le premier doit être l’esclave de tous ; acceptez l’aide des autres ; prenez garde au scandale ; soyez en paix entre vous ; respectez l’unité du mariage ; soyez comme des enfants ; gare au danger des richesses.
  • 10, 33 : Jésus annonce sa Passion pour la 3ème fois.
  • 10, 35 : les disciples briguent encore les honneurs
  • 10, 42 : Jésus enseigne : le premier sera l’esclave de tous. Il termine : « Le fils de l’homme vient pour servir et donner sa vie pour libérer la multitude des hommes »
  • 10, 46 : Jésus sauve l’aveugle Bartimée de Jéricho

Conclusion : La 2ème conversion du Disciple

Chaque dimanche, nous écoutons ces petits épisodes avec plus ou moins d’intérêt car nous les avons trop souvent entendus. En jetant un coup d’œil sur l’ensemble, comment ne pas être frappé par la force et l’actualité permanente de cette histoire ? Et combien nous sommes durs à comprendre !

Quand, après l’exécution de Jean-Baptiste, Jésus de Nazareth a commencé sa mission en Galilée, son succès, d’après Marc, a été assez fulgurant. Son annonce du Royaume de Dieu, sa façon inédite d’enseigner, la beauté de ses paraboles, ses guérisons et exorcismes ont très vite attiré du monde : « sa renommée se répandit partout…Nous n’avons jamais rien vu de pareil…Une grande multitude le suivait … ». Mais très vite des pharisiens, choqués, se mirent à l’épier, à le cribler de questions, à l’accuser d’être animé par le diable ; certains même envisageaient de le mettre à mort pour blasphème contre la Loi.

Après certains contacts dans les régions païennes limitrophes, Jésus prit un tournant décisif. A Césarée, il obtint de Simon-Pierre la confession qu’il était bien le Messie et là-dessus, il annonça à ses disciples qu’il montait à Jérusalem mais qu’il y serait refusé et mis à mort par les autorités. Mais il ressusciterait c.à.d. tel était bien l’accomplissement du projet de son Père. Et il prévint ses disciples qu’eux aussi devaient passer par le même chemin.

Le plan de ce voyage (cf ci-dessus) montre bien les trois temps de cette nouvelle formation des disciples. D’abord Jésus répète la fermeté de sa décision qui lui vaudra hostilité, condamnation et mort. Cette révélation d’un messie qui va mourir demeure absolument inacceptable pour le groupe. Jésus alors renverse leurs idées trop humaines (refus de la croix, goût des grandeurs, rivalité, amour de l’argent, dédain des petits, …) et leur apprend à donner leur vie.

« Le nouvel enseignement » de Jésus nous paraît vraiment incroyable : nous ne « voyons » vraiment pas pourquoi il faudrait l’accepter et le vivre. C’est pourquoi Marc encadre toute la section par deux récits de la guérison d’un aveugle. Et si le premier « rentre chez lui », le second, notre brave Bartimée, se met à suivre Jésus sur la route.

Est-ce à dire que la leçon est comprise ? Pas du tout ! Car Marc poursuit son récit en racontant l’entrée de Jésus à Jérusalem, acclamé par une foule qui, à nouveau, attend un messie triomphant (Chap. 11)

« Jésus, QUE JE VOIE ! » enfin qui tu es, comment doit faire l’’Église, comment je dois vivre. AUSSITÔT.

Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

L’Esprit souffle, suis-le

Par Hubert de Boisredon

Il fait partie de cette génération de dirigeants engagés et convaincus que l’entreprise peut être un lieu d’épanouissement de l’homme, que l’on peut faire du profit tout en agissant pour le bien commun « à condition que chaque chose soit mise à sa juste place…Le problème n’est pas le profit, le problème est de vouloir à tout prix maximiser le profit au détriment de l’homme ».

Début des années 1980. Il a 18 ans et vient de démarrer une prépa scientifique lorsqu’il vit « une première expérience spirituelle fondatrice ». « C’est ce que j’appelle ma rencontre très personnelle avec Dieu. Elle a été une réponse à une angoisse profonde : quel est le sens de ma vie ?  Se réorientant vers une prépa commerciale, il intègre donc la prestigieuse HEC.

Le deuxième épisode « fondateur » se déroule à New York où il part étudier la finance internationale. « New York était une ville très sale, très pauvre, c’était le début du sida… et, à côté de ça il y avait écrit sur la première page de mon livre de finance : « Le but de l’entreprise est de maximiser le profit de ses actionnaires » ». Il décide d’aller dans le Bronx rencontrer les sœurs de Mère Teresa. « Elles m’ont proposé de distribuer la soupe populaire et de rencontrer des malades du sida ».

Puis le voilà parti pour deux ans de coopération au Chili… où il restera finalement sept ans, ayant fondé avec un ami et sa future femme, Marianne, une institution financière de microcrédits dans les quartiers pauvres de la capitale, Santiago. Il est marqué par sa rencontre avec des jeunes qui cherchent à sortir de la drogue. « Ces jeunes qui cherchaient à redresser leur vie m’ont permis de comprendre que j’avais moi aussi mes pauvretés, moi aussi mes faiblesses. Et qu’il n’y avait qu’une seule réponse à cela : ne pas rester seul, dire simplement à l’autre qu’on a besoin d’aide ».

Un grave accident de voiture de Marianne, et une longue convalescence pour lui après avoir attrapé une hépatite virale, fait revenir définitivement le couple en France. « D’un point de vue spirituel jai compris ce que disait Jésus : “Il est bon que je m’en aille” ». Accepter de partir, c’était laisser la vie continuer et, pour moi, continuer à suivre l’Esprit saint.»

Désormais marié et père de famille, Hubert de Boisredon poursuit sa carrière au sein du groupe international de chimie Rhône-Poulenc (devenu Rhodia, puis Solvay). « Je ne connaissais rien à la chimie, à la grande entreprise, au marketing industriel… mais le DRH a choisi de valoriser ce que j’étais, à savoir oser prendre des risques et sortir des sentiers battus. » Il passera notamment sept ans en Asie. « J’ai vu des sociétés chinoises évacuer tranquillement leurs produits chimiques dans les nappes phréatiques, j’ai vu des salariés travailler sans aucun équipement de protection… On ne parlait pas encore de développement durable mais cela a forgé ma conviction que l’entreprise ne peut pas ne pas être engagée pour les personnes, pour l’environnement ». Quand je montais au créneau on me répondait : « Si on corrige ça, notre coût va augmenter et nous allons être moins rentables » .

Le pire est de se résigner à l’inacceptable, de capituler

« Ce qui est grave pour moi, c’est quand on s’installe, quand on accepte des situations inacceptables comme la pauvreté extrême dans certains pays, quand on accepte que la terre brûle, quand on accepte que des migrants meurent dans un bateau, que des personnes handicapées soient marginalisées… Le pire est de se résigner à l’inacceptable, de capituler ».

« Le chrétien, la personne engagée, est celui qui n’accepte pas, qui va jusqu’au bout en se confrontant à sa liberté, en confrontant au risque de tout perdre : son job, sa réputation », reprend-t-il. Après sept ans en Asie il rentre en France où il s’oppose au patron de la division pour laquelle il travaillait. « C’était quelqu’un de très brillant mais qui pratiquait un management par la pression, la peur. Il a voulu me forcer à délocaliser mes équipes aux États-Unis alors qu’il n’y avait aucun sens stratégique », se souvient-il.

Ne pouvant l’accepter et n’ayant pas réussi à convaincre, il finit par partir. « Quand on va jusqu’au bout de ses convictions en essayant d’être cohérent, on peut en payer le prix. C’est douloureux, mais paradoxalement, quand c’est le fruit d’une fidélité, ce qui apparaît être un échec est une victoire », reconnaît-il. « La mort du Christ sur la croix est un échec ? Non c’est la victoire de l’amour et la bonne nouvelle c’est qu’il est ressuscité ».

Hubert de Boisredon suit donc, une nouvelle fois, l’Esprit. « Je me suis laissé guider par cette source, cette présence intérieure qui m’habite et me dit : je suis avec toi, je te précède, ta vie est importante pour moi ». Il décrit une impression d’être sans arrêt encouragé, accompagné, précédé par quelqu’un qui lui ouvre les portes et qui « l’appelle et qui l’invite à être son collaborateur, son associé, son disciple pour contribuer à construire un monde plus humain et plus juste ».

Se laisser habiter par l’Esprit saint

Car depuis 2004, Hubert de Boisredon a pris la direction de l’entreprise industrielle Armor. Il a impulsé une dynamique de croissance au sein de l’entreprise afin de devenir leader mondial dans les consommables qui impriment les étiquettes code-barres et l’impression variable sur emballage. « L’expérience douloureuse du management par la pression et par la peur a ancré en moi l’importance fondamentale d’avoir un management par la confiance. De la même manière, voir ce qui se passe quand une entreprise ne respecte pas la santé ou la sécurité des personnes a ancré en moi l’extrême importance de l’engagement de l’entreprise dans le développement durable ».

Concrètement, Hubert de Boisredon a instauré l’actionnariat salarié dans l’entreprise – qui compte aujourd’hui 500 salariés actionnaires – mais aussi l’emploi des personnes handicapées, l’accueil de la jeunesse avec des contrats en alternance (une soixantaine), l’intégration dans l’économie circulaire…

Porter sa vision chez Armor « n’a pas été facile dans le sens où ce que j’ai proposé a été une vraie rupture : oser croire qu’on avait une mission au-delà de ce qui était imaginé au départ », explique-t-il. « Mais cela a été facile au sens où je me suis appuyé sur ce qui était déjà là, présent dans les équipes. Je me rends compte que les individus ont, inscrit au cœur d’eux-mêmes, une envie de trouver du sens à leur travail et d’améliorer la société. Cette vision-là est partagée par tous. C’est le rôle du dirigeant de réveiller cette envie …  de montrer que l’entreprise peut être un outil extraordinaire de transformation du monde si on l’oriente au service du bien commun ».

« Les réponses aux questions que l’on se pose en tant que patron engagé, je les trouve souvent en revenant à cette expérience première où se rejoignent l’amour que je reçois, cet appel à une liberté profonde et cette confiance que l’Esprit me guide », reprend-t-il. « Cet Esprit saint est en moi et il agit. Dieu n’a pas créé le monde une fois pour toute et le contemple de là-haut. Il continue de créer le monde à chaque instant et nous propose de participer à sa création. Il nous propose à chacun, croyant et non-croyant, d’être co-créateur avec lui de ce mouvement et ainsi nous fait participants de sa mission de création et de Salut ».

Interview (écourtée) paru dans Aleteia 28 09 21

L’Esprit souffle, suis-le. Itinéraire d’un dirigeant engagé,
par Hubert de Boisredon,
Mame, septembre 2021, 15,9 euros.

29ème dimanche – Année B – 17 octobre 2021 – Évangile de Marc 10, 35-45

Évangile de Marc 10, 35-45

Le Premier sera l’Esclave de Tous

Jésus entame le dernier tronçon de son voyage : la longue et dure montée de Jéricho jusqu’à Jérusalem. La route est encombrée d’une multitude de pèlerins qui, eux aussi, s’acheminent pour aller fêter la grande fête de la Pâque. L’ambiance est à l’allégresse, les chants des psaumes fusent de partout : le souvenir de l’antique libération de l’esclavage en Égypte ravive l’espérance de la prochaine libération par le Messie promis par Dieu.

Cependant Jésus, une fois encore, annonce à ses apôtres ce qu’il va vivre dans la capitale. Marc, qui connaît les détails de la Passion peut déjà en donner les détails précis pour ses lecteurs qui, à Rome, sont effrayés par les persécutions qu’ils subissent.

« Prenant de nouveau les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver. « Voici que nous montons à Jérusalem et le Fils de l’Homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort et le livreront aux païens ». Ils se moqueront de lui, ils cracheront sur lui, ils le flagelleront, ils le tueront, et trois jours après, il ressuscitera ».

La première fois que Jésus a annoncé sa Passion inéluctable, Pierre s’est mis en travers de sa route et s’est fait rejeter comme « satan »(8, 31). La 2ème fois, les apôtres se chamaillaient pour briguer les premières places et Jésus leur a enseigné que le premier doit se faire le dernier de tous (9,31). Ici, pour la 3ème fois, on constate à nouveau combien il est dur d’accepter la conversion par la croix.

La Recherche vaniteuse des Honneurs

Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de Jésus :

« Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander 

– Que voulez-vous que je fasse pour vous ?

– Accorde-nous de siéger dans ta gloire l’un à ta droite et l’autre à ta gauche.

Incurable soif d’honneurs et beau croche-pied fait contre Pierre. Celui-ci n’était qu’un simple pêcheur tandis que Jacques et Jean se targuaient d’être les fils d’un patron qui avait des ouvriers (1, 20). Le primat de Pierre leur était toujours resté en travers de la gorge : ce sont eux évidemment qui auraient mérité de diriger le groupe puisqu’ils étaient d’un rang social supérieur… Maintenant que l’on approchait de Jérusalem et que Jésus allait prendre le pouvoir, comme ils en étaient tous convaincus, c’était l’occasion d’obtenir les places d’honneur.

Le Maître va les remettre à leur place !

Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ?

– Nous le pouvons

– La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés. Quant à siéger à ma droite et à ma gauche, il ne m’appartient pas de l’accorder : ce sera donné à ceux pour qui cela est préparé ».

Ambitieux, vaniteux, jaloux ! Complètement à côté de la plaque ! Jésus reprend des images de son temps. Les vins sont mal décantés : « boire jusqu’à la lie » signifie aller jusqu’au bout de son projet, accepter l’amertume, la dureté, l’horreur. A son agonie, Jésus suppliera : « Abba, Père, à toi tout est possible : écarte de moi cette coupe…Pourtant non pas ce que je veux mais ce que tu veux » (14, 36).

Le baptême s’effectue comme une immersion totale, avec un moment d’étouffement : il symbolise la chute dans l’abîme de la souffrance et des ténèbres avant de resurgir.

Les Zébédée seront bien horrifiés quand ils découvriront que les places qu’ils demandaient seront occupées au Golgotha par les résistants crucifiés autour de Jésus. Plus tard ils comprendront : Jacques sera le premier apôtre décapité (Actes 12, 1). Jean, croit-on, vivra plus longtemps mais non sans avoir subi bien des épreuves.

L’ambition de tous

« Les dix autres avaient entendu (la requête des Zébédée) et ils s’indignaient contre eux. Jésus les appelle tous et leur dit : «  Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations païennes commandent en maîtres ; les grands font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur. Celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous.

Les autres apôtres sont furieux contre ces finauds de Zébédée, signe probable que tous sont animés de jalousie concurrentielle et convoitent tous les premières places. Alors Jésus sonne le rassemblement général et leur affirme que son Royaume ne se dirige pas comme les États du monde. Il leur répète ce qu’il leur avait déjà asséné : avec moi, pour être grand il faut servir et celui qui ambitionne d’être le premier doit se mettre au dernier rang et devenir l’esclave de tous. Et les disciples savaient très bien, pour le voir tous les jours, ce que comportait cet état misérable de disponibilité totale. Aussi, pour donner une base à cette exigence redoutable, Jésus se donne en exemple.

Le Serviteur souffrant

« Car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude ».

Jésus est bien « un homme » ordinaire, né d’une femme ; il est aussi « le Fils de l’homme », annoncé par le prophète Daniel, qui doit venir en majesté pour opérer le jugement final ; mais au lieu d’être une Puissance fulgurante qui écrase de sa force, il est aussi « le Serviteur souffrant » annoncé par le prophète Isaïe.

La 1ème lecture de ce dimanche donne un court extrait de ce fameux chapitre 53 d’Isaïe, sans doute la page la plus ahurissante, la plus stupéfiante de la Bible. Alors que les Écritures annonçaient la venue d’un héritier de David qui triompherait et rétablirait la grandeur d’Israël, ici tout à coup, de manière inattendue, un prophète a la vision d’un pauvre homme, écrasé, humilié, bafoué, méconnu mais qui offre sa vie pour les autres :

« Broyé par la souffrance, le Serviteur a plu au Seigneur Dieu. S’il fait de sa vie un sacrifice d’expiation, il verra sa descendance, il prolongera ses jours. Par lui s’accomplira la volonté du Seigneur Dieu.

A cause de ses souffrances, il verra la lumière, il sera comblé. Parce qu’il a connu la souffrance, le Juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs péchés ».

C’est ce personnage que Jésus a compris qu’il devait être et que les disciples ne comprendront qu’après sa résurrection. Jésus va être pris, « livré », traité en esclave que l’on peut supprimer. De même que l’on vendait des esclaves, Jésus va être vendu et tué. Mais en réalité, « il se donnera », il fera de son exécution la réalisation du projet de son Père : donner sa vie de fils d’homme pour offrir le pardon des péchés de tous les fils d’homme de la terre et de l’histoire.

A la fête de la Pâque qui approche, Jésus s’offrira comme un agneau muet, comme le « serviteur » de Dieu qui assume les maux des hommes et ainsi nous libère de la prison du mal et de la culpabilité. Ainsi s’accomplira la « pâque » définitive et ultime, « le passage » de la mort à la vie, de la captivité à la libération, de l’égoïsme à l’amour, de la solitude à la communion. La croix accomplira le salut universel.

Il faudra du temps aux disciples complètement désarçonnés et épouvantés par la croix vécue comme un échec pour enfin comprendre que la croix était amour, service de pardon des autres. Et pour accepter que désormais eux aussi devaient prendre le même chemin.

Conclusion

L’enseignement de Jésus était net, clair, répété, impératif….Et pourtant, au terme de son accomplissement réel à Jérusalem, ce fut l’horreur, la stupeur, l’incompréhension et la grande débandade. Les rêves de triomphe, le désir des places d’honneur n’avaient pas disparu.

Il faudra la Résurrection et le don de l’Esprit pour qu’enfin les apôtres s’ouvrent à une nouvelle lecture des Écritures et comprennent la vérité de l’enseignement de Jésus.

Est-ce à dire que la leçon a été assimilée ? Il n’a pas fallu beaucoup de siècles pour que, à nouveau, les rêves de grandeur, la volonté de puissance, les ambitions, le carriérisme, les rivalités reprennent le dessus. Toujours cette idée « mondaine » qu’il faut exhiber sa force, construire des bâtiments somptueux, se pavaner dans des accoutrements de théâtre pour impressionner le public et multiplier les adeptes. Tout ce contre quoi le Seigneur avait mis en garde, tout ce qu’il refusait pour son Église qu’il voulait « servante et pauvre » (père Yves Congar). Nous voyons aujourd’hui les terrifiants désastres qui en sont le fruit.

Que l’Église quitte ses défroques et sorte de son château (pape François). Que nous revenions, dépouillés, honteux, pauvres, en larmes, au pied de la Croix où notre Seigneur nous a fixé, pour toujours, le rendez-vous du pardon. Un pardon total mais qui engage sur le chemin de la réparation, de la justice, du service.

Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

C’est cela, être chrétien ?

Par Laurent Fourquet

Les chrétiens passent volontiers aux yeux du monde pour des coincés nostalgiques, gentiment inoffensifs. Cette vision imaginaire du christianisme rencontre une certaine complicité de la part des catholiques qui renoncent à être le sel de la terre. Pourtant les chrétiens sont attendus et espérés, car ils sont les seuls à pouvoir porter, au nom de leur foi, ce refus sans concession du monde de la consommation généralisée.

L’antichristianisme foncier des sociétés occidentales contemporaines, loin d’être superficiel ou anecdotique, exprime une vérité de fond sur celles-ci. En tout et partout, nos sociétés valorisent l’appropriation des autres et des choses et font de cette appropriation la condition de la sagesse et du bonheur. Mais les chrétiens sont-ils eux-mêmes exempts de toute responsabilité dans cet antichristianisme « de principe » qui s’installe progressivement dans notre monde ?

Si les chrétiens portent quelque responsabilité dans l’antichristianisme contemporain, (…) c’est surtout parce qu’ils sont ce qu’ils sont et que ce qu’ils sont ne va pas.

Être chrétien aux yeux du monde : coincé et gentil

« Ils sont ce qu’ils sont » : pour comprendre cette expression, il faut s’interroger sur ce qu’être chrétien signifie dans notre monde.
…Être chrétien, c’est croire au Christ ressuscité…Dans les faits, la foi au Christ ressuscité ne correspond pas du tout à la représentation que notre monde se fait d’un chrétien.

Pour le monde, il y a en réalité trois modalités qui expriment, aujourd’hui, l’appartenance au christianisme :

la première, c’est l’affirmation, sinon la pratique, d’une morale sexuelle jugée « rigoriste » puisque personne ne s’en réclame en dehors des chrétiens ;

la seconde, c’est l’appartenance à une identité culturelle « chrétienne », mélange vague de clochers de village, de messes de minuit et de Requiem de Mozart, autrement dit la mémoire et l’art ;

La troisième, enfin, c’est un effort de spiritualisation de la morale des droits de l’homme commune à tous ceux qui se réclament de l’humanisme occidental.

Être chrétien aux yeux du monde, c’est être coincé, tourné vers le passé et sagement gentil.

Il est bien certain que beaucoup de chrétiens occidentaux vivent leur foi avec une sincérité et une profondeur admirables. Dieu seul, du reste, connaît le secret des âmes. Mais notre propos porte sur la représentation collective du christianisme dans notre monde.

Irritants mais inoffensifs

Ainsi se dessine un christianisme pour notre temps que notre époque prend sérieusement pour le christianisme. Un « christianisme imaginaire », suffisamment agaçant dans son refus obstiné de ne pas sacrifier aux nouveaux dieux de l’empire, en matière de « libération sexuelle » et de nostalgie du passé notamment, pour provoquer la détestation, suffisamment indigent, sur le plan de l’esprit, pour appeler le mépris.

Soyons honnêtes : malgré nos efforts pour casser ces représentations et tenter d’expliquer que le christianisme parle de tout autre chose, nous sommes tous, par moment, sinon complices, du moins résignés à cette représentation d’un christianisme décoloré, exsangue, réduit à quelques caricatures, une nostalgie et des bons sentiments.

Vivre enfin la vraie vie de Dieu

Or, soyons en assurés : rien ne changera dans le processus de déclin du christianisme occidental tant que, vaille que vaille, les chrétiens en Occident se conformeront dans leur ensemble à cette triple assignation. Car celle-ci ressemble à la foi chrétienne à peu près comme des ruines ressemblent à la vie.

Je ne choisis pas cette comparaison au hasard. Le christianisme est, en effet, par excellence, la religion de la vie, de la vie de l’âme en particulier, appelée à prendre conscience de ses péchés pour éprouver cette métamorphose inouïe du pardon et du libre amour de Dieu qui lui donne son Salut.

Qu’il y a loin de cette vie de l’âme, de cette révélation bouleversante de l’amour de Dieu, au statut officiel que ce monde assigne au christianisme, centré sur la chambre à coucher, les nostalgies d’antiquaires et les platitudes bien pensantes ! Si le christianisme est la religion de la vie, alors il faut le vivre.

Pour cela, il faut se désencombrer des soucis qui obsèdent la majorité de nos contemporains, occupés en permanence à s’approprier un bout du monde, le plus grand possible, puisque, selon l’idéologie dominante, plus étendue est l’appropriation des autres et du monde que l’on exerce plus on est puissant, et plus on est puissant plus on existe.

Vivre le christianisme, au contraire, c’est, quoi qu’il advienne autour de nous, dépasser les soucis de ce monde, respirer spirituellement, se vider de tout le tohu-bohu hystérique pour permettre à l’Esprit de faire sa demeure en nous et vivre enfin, vivre véritablement, de la vie de Dieu.

Où les chrétiens sont attendus et espérés

Car le véritable clivage entre notre société et la vérité chrétienne est là et nulle part ailleurs :
d’un côté, un besoin compulsif de consommer le monde, c’est-à-dire aussi de posséder et de dominer, parce que, croit-on, on ne se réalise, on ne s’épanouit que par la possession et la domination au service de la consommation ;
de l’autre, un appauvrissement volontaire de l’âme qui se fait écoute et regard, écoute du verbe divin, regard de reconnaissance pour cet univers qui nous est donné, à condition que nous accueillions ce don sous les auspices de la gratitude.

À l’aune de cette lutte entre deux principes opposés, comme les petites controverses sur notre fidélité respective au passé ou au présent s’avèrent soudain dérisoires ! Et comme le site assigné au christianisme par le monde actuel se révèle une ridicule imposture !

Mais pour en avoir conscience, il faut s’échapper résolument de cette prison, pour entrer dans le combat que je viens de décrire et où les chrétiens sont attendus et même espérés, y compris par des esprits très éloignés, en apparence, du christianisme, car les chrétiens sont seuls à pouvoir porter, au nom de leur foi, ce refus sans concession du monde de la consommation généralisée.

Face à la machine nihiliste qui réduit l’univers à la marchandise, ils sont seuls à pouvoir opposer la beauté et la gratuité du don, de Dieu aux hommes, des hommes entre eux lorsqu’ils se décident à s’aimer vraiment.

Mais voulons-nous vraiment nous opposer à la machine ? Et croyons-nous suffisamment au Christ pour porter ce combat ? Tout est là.

Des lampes dans la nuit

Si, cessant de raser les murs ou de rêver à d’impossibles restaurations, nous faisons ce choix, alors soyons en sûrs : là où, actuellement, l’égoïsme et le culte de l’intérêt personnel font croître le désert, là où, au fur et à mesure que l’on possède, le besoin de posséder tyrannise davantage, on verra renaître la fraîcheur de la reconnaissance et de la charité vraie, et les chrétiens seront à nouveau ces lampes dans la nuit et ce sel dont parlent les Écritures.
Qu’ils soient suivis par beaucoup ou par peu, il n’y aura pas, cette fois, maldonne : c’est bien du Christ dont il aura été question.

Laurent FOURQUET

E.N.A. ; Haut Fonctionnaire ; essayiste — Auteur de :
L’ère du consommateur.(éd. du Cerf 2011)
Le christianisme n’est pas un humanisme. (éd. De Roux )

Article paru dans Aleteia 10 03 20

28ème dimanche – Année B – 10 octobre 2021 – Évangile de Marc 10, 17-30

Évangile de Marc 10, 17-30

L’Appel raté du Jeune Riche

En route vers Jérusalem, Jésus a fait un détour en Transjordanie, dans la région païenne du Pérée où il a enseigné l’interdiction du divorce comme obéissance au plan initial de la création divine. Puis il a invité à la confiance des enfants afin d’entrer dans le projet divin du Royaume à venir. Difficile équilibre entre le début et la fin de l’histoire mais condition de vie, de justice et de paix pour l’humanité.

Aujourd’hui Marc poursuit son récit en précisant: « Il sortit de là pour se remettre en route » – ce qui signifie sans doute qu’il repasse le Jourdain pour revenir en terre d’Israël. Après le rapport entre l’homme et la femme, puis celui des adultes à l’enfant, un jeune Juif va lui donner l’occasion d’aborder le 3ème rapport fondamental : celui aux biens de la terre et à l’argent.

« Un homme accourut vers lui, se mit à genoux et demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la Vie éternelle ? ». Jésus répond : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Personne n’est bon sinon Dieu seul. Tu connais les commandements : ne commets pas de meurtre, ni d’adultère, ni de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère ».

Cet inconnu qui surgit tout à coup a dû écouter Jésus depuis un bout de temps et il le vénère comme un grand maître. Curieusement Jésus s’efface devant l’Unique Majesté de Dieu son Père. Puis il lui rappelle la Loi fondamentale, le Décalogue, dont il ne cite que la seconde partie, celle des relations au prochain. A la fin, comme s’il remarquait l’âge de son interlocuteur, il ajoute l’honneur dû aux parents (Matthieu le présente comme « un jeune homme » ; et Luc comme « un notable »).

« L’homme répond : « Maître, j’ai observé tous ces commandements depuis ma jeunesse ». Posant son regard sur lui, Jésus se mit à l’aimer. Il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres (et tu auras un trésor dans le ciel), puis viens et suis-moi ».

Lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste…Car il avait de grands biens !

Le jeune et bon pratiquant devait connaître la réponse à la question qu’il posait puisque c’était l’enseignement fondamental que l’on ne cessait de répéter en Israël : pour aller au ciel, il faut vivre selon les commandements. Pourquoi donc est-il venu questionner Jésus à ce sujet ? C’est donc qu’il ressentait un manque. En écoutant Jésus, il avait commencé à pressentir que la vie selon des lois ne le comblait pas. L’enseignement de Jésus creusait en lui un appel à plus. « J’ai toujours vécu selon la Loi mais… ? ».

Jésus le regarde avec affection : il reconnaît en ce jeune l’attente qu’il avait naguère remarqué chez Simon, André, Jacques et Jean, les pêcheurs du lac qui n’étaient pas comblés par leur maître Jean-Baptiste et qui l’avaient quitté pour s’en aller derrière Jésus. A ce jeune inconnu plein de bonne volonté, en état de recherche, Jésus lance le même appel : « Va, vends, donne, viens, suis-moi ».

Cet appel au dépouillement radical est absolument personnel. Jésus est réaliste : il sait que la grosse majorité des gens qui l’écoutent sont mariés, parents, accablés de charges, soucieux de l’avenir de leurs enfants. La plupart se débattent durement pour maintenir leur modeste train de vie, payer leurs impôts…Il ne lui vient jamais à l’idée de les presser de tout lâcher pour lui. Mais Jésus sait que sa réussite messianique ne sera pas fulgurante, instantanée, définitive : il a besoin de successeurs qui le suivront à la lettre, qui vivront à sa manière, qui prolongeront sa mission tout au long de l’histoire, enseigneront, soigneront, exorciseront les forces du mal. Ils seront ses envoyés itinérants, ses « apôtres » qui, à leur tour, formeront des successeurs afin de porter l’évangile à toutes les nations. Notons que c’est l’unique « organisation » que Jésus a instituée pour son Église.

Ce jeune pourrait être l’un d’eux…mais l’appel apostolique radical exige le dépouillement, la rupture des liens même les plus légitimes, et l’abandon des biens privés. Or ce jeune en possédait beaucoup et il goûtait fort le plaisir d’être richement vécu, de satisfaire ses désirs, de faire de beaux voyages, de vivre dans une demeure luxueuse.

Lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste…Car il avait de grands biens !

Tout lâcher ? Non vraiment il n’en a pas la force. Jésus le regarde s’en aller sans rien faire pour l’amadouer et le raccrocher quad même. Ni sans le condamner – car il respecte toujours la liberté.

Le Danger général des Richesses

Alors Jésus regarde tout autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ! ». Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Mais Jésus reprend : « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! ». De plus en plus déconcertés, les disciples se demandaient entre eux : «  Mais alors qui peut être sauvé ? ». Jésus les regarde et répond : « Pour les hommes, cela est impossible, mais pas pour Dieu : car tout est possible à Dieu ».

L’argent n’est pas seulement l’obstacle qui fait avorter la vocation à l’apostolat, comme chez ce jeune, mais il est une puissance qui rend difficile l’entrée dans le Royaume de Dieu. Et l’image du chameau et de l’aiguille suggère même que c’est impossible.

Cette affirmation péremptoire stupéfie les disciples qui pensaient sans doute qu’une vie bonne devait au contraire attirer les bénédictions de Dieu. Ils auraient dû se rappeler que tandis que Moïse était aller chercher le Décalogue au sommet du Sinaï, le peuple avait organisé une fête autour du veau d’or (en fait l’effigie d’un jeune taureau fougueux plaquée or) : « Mangeons et buvons ». A cette vue Moïse avait brisé les Tables de la Loi. Le culte de l’or détruit la volonté de Dieu. On ne peut jouer sur les deux tableaux car la quête effrénée de l’argent entraîne orgueil, vanité, jalousie, mépris et mort du prochain puisque si les riches partageaient un peu mieux, il n’ y aurait plus de mort de famine.

Les disciples connaissent la nature humaine, l’attrait général de l’argent et ils interrogent: « En ce cas personne ne sera sauvé ». En effet, réplique Jésus, l’entrée dans le Royaume est au-dessus des forces humaines « mais tout est possible à Dieu ». Par la prière, l’homme peut perdre son pharisaïsme naturel, sa conviction de pouvoir s’accomplir par ses propres forces, il peut redevenir comme un enfant qui reconnaît son incapacité, qui sait qu’il n’a que ce que son Père lui donne, et que ce don doit être partagé fraternellement. Seul entre dans le Royaume celui qui se laisse convertir. « J’arriverai devant Dieu les mains vides ». (Ste Thérèse de Lisieux). « Tout est possible à Dieu » : par grâce, la porte nous reste entrebâillée.

Qui donne reçoit

« Pierre dit à Jésus : « Nous, nous avons tout quitté pour te suivre ». Jésus déclare : « Amen, je vous le dis : personne n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre, sans qu’il reçoive, en ce temps-ci déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres…avec des persécutions…et, dans le monde à venir, la Vie éternelle ».

Celui qui, par attachement à Jésus et pour se consacrer à l’Évangile, abonnera tout recevra le centuple dès maintenant. Cela laisse entendre que les communautés chrétiennes se doivent d’être justement des communautés où l’on vit des relations familiales, où l’on offre au nouveau-venu hospitalité, accueil chaleureux, tendresse. Avouons qu’à présent nous sommes loin du compte : nos assemblées stagnent dans l’anonymat, on s’y connaît à peine, on n’ y pratique pas l’échange. La juxtaposition des piétés ne connaît pas l’intérêt pour le nouveau et le partage de l’Eucharistie ressemble peu à un repas fraternel et communautaire.

Remarquons que le converti retrouve tout ce à quoi il a renoncé…sauf « le père ». Car en effet, dans l’ensemble universel des communautés, dans l’Église, tous, anciens et nouveaux, ne trouvent qu’un même Père du ciel.

Cependant cette foi nouvelle qui les remplit de joie et les rassemble dans l’unité va immanquablement éveiller l’hostilité et déclencher des persécutions car la remise en question des idoles du monde, la volonté du partage, le refus de la violence, la foi en Jésus seront toujours pour le monde une proposition insupportable. Mais quelle joie unique d’entrer déjà dans le Royaume qui vient et de goûter la Vie éternelle !

Conclusions

Que l’attachement aux grands biens soit un obstacle qui empêche de répondre à l’appel de Jésus à la Vie, notre société ultra libérale nous en prouve la réalité. La 1ère lecture nous aide à réfléchir :

« J’ai prié et l’intelligence m’a été donnée. J’ai supplié et l’esprit de sagesse est venu sur moi. A côté d’elle j’ai tenu pour rien la richesse. Tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable. En face d’elle l’argent est regardé comme de la boue. J’ai aimé la sagesse plus que la santé et la beauté. Je l’ai choisie de préférence à la lumière parce que sa clarté ne s’éteint pas. Tous les biens me sont venus avec elle ».

Donc le point de départ, le levier, ce n’est pas la bonne volonté mais la prière instante afin d’obtenir la sagesse de Dieu, c.à.d. la révélation de la volonté de Dieu et la force de la pratiquer. Elle remet la richesse à son rang de moyen, elle brise le veau d’or.

Alors on comprend que la sagesse de Dieu est préférable à la santé, la beauté et la lumière. L’obéissance à la sagesse divine apporte tous les bienfaits de Dieu ».

Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

Nous sommes dans un pays corrompu

Par Michel Claise, juge d’instruction bruxellois

Interview publiée dans « La Libre » du 25 09 21 – extraits


On sent vos propos teintés d’ironie, voire d’une certaine amertume…

Il y a de quoi non ? Ce qui se passe est inacceptable. Le fonctionnement de notre société est en danger en raison des métastases provoquées par la criminalité financière. Le trafic de drogues, sur le plan planétaire, représente plus en termes d’activité que n’importe quelle entreprise dans le monde, aussi géante soit-elle. Plus de 500 milliards de dollars ! D’après l’OCDE, il y a 12 à 13 milliards d’euros détectés dans le trafic de cannabis en provenance du Rif (Maroc). La contrefaçon en Europe représente entre 250 et 300 milliards d’euros, les carrousels TVA, entre 200 et 250 milliards d’euros.

Et je ne vous parle pas de cybercriminalité qui, avec la crise sanitaire, a pris une ampleur phénoménale. On ne se rend pas compte de la pénétration de ces différentes formes de criminalité chez nous, au travers du blanchiment d’argent notamment

Mais les lois évoluent et il y a des outils, des mécanismes qui fonctionnent ?

Oui, vous avez raison, et c’est très bien. Ces nouvelles normes vont dans le bon sens. Mais le problème n’est pas là. Je le répète depuis des années, le problème, c’est le manque de moyens. Il est tel qu’il ne nous permet pas de lutter contre un phénomène qui gangrène notre démocratie. J’ai l’impression de prêcher dans le désert. Pourtant, sur le site du SPF Finances, vous allez trouver que l’évasion fiscale est évaluée à 30 milliards d’euros en Belgique. C’est 6 % de notre PIB ! Tout juste l’ampleur de notre déficit…

Cela veut-il dire qu’il faut s’y attaquer pour des raisons morales mais aussi financières ?

… Le président du PS avait répondu que les pouvoirs du SPF Finances allaient être renforcés, et que l’échange automatique d’informations fiscales entre administrations fiscales européennes allait bien aider… De qui se moque-t-on ? Comme si les malfrats ne le savaient pas. Les grands blanchisseurs connaissent mieux que quiconque les règles… Mais pire que tout, les effectifs ne bougent pas, dans la justice, dans la police. On continue de s’attaquer à la lutte contre la fraude fiscale, et c’est très bien, mais ce n’est qu’un atome dans la molécule de la criminalité financière.

Selon vous, pourquoi le monde politique ne réagit pas ?

Il y a des hypothèses. Soit ils ne comprennent pas. Soit ça les ennuie parce que cela pourrait toucher à leur fonds de commerce, à savoir les grandes entreprises. Soit eux-mêmes sont corrompus. Ne négligez pas cette troisième hypothèse… Nous sommes dans un pays corrompu. Il ne faut pas négliger ce constat.

« Le fonctionnement de notre société est en danger en raison des métastases provoquées par la criminalité financière. » ©JC Guillaume

Ce que vous avancez quant à la corruption est grave…

Oui et je suis catastrophé par la situation… je constate que rien n’est fait véritablement pour lutter contre la criminalité financière. Les effectifs sont largement insuffisants. Même dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale, il ne se passe rien … La Belgique a fait l’objet, comme d’autres pays, d’une enquête du « Groupe d’États contre la corruption » (Greco), l’organe anti-corruption du Conseil de l’Europe. Quelque 22 recommandations devaient être exécutées avant juin 2021. Combien l’ont été ? Aucune… Nous sommes, je le redis, dans un pays corrompu. Je vous assure, c’est quelque chose d’épouvantable. Il y a le feu au lac, car l’argent sale et l’argent licite se mêlent de plus en plus. Le blanchiment passe aussi au travers d’entreprises tout à fait respectables. Nous ne maîtrisons plus aujourd’hui la présence de l’argent sale dans notre économie.

Quels sont les besoins urgents pour les enquêteurs et plus largement les représentants de la justice, comme les magistrats ?

La pire infraction à détecter, c’est la corruption. Certes, il existe une série d’outils, de lois, de mécanismes, mais c’est parfois complexe. Avant d’évoquer ces outils, je veux rappeler un point fondamental : l’ennemi de la justice financière et de la justice tout court, c’est le temps. C’est souvent ce qui nous manque pour mener à bien les investigations. Cela pose problème pour de nombreuses raisons. À cause des procédures, mais surtout des techniques utilisées pour prolonger ces procédures jusqu’à dépasser les délais raisonnables. N’oublions pas non plus le manque de moyens de la justice et surtout l’arriéré de la Cour d’appel.

Avez-vous des pistes pour avancer ?

C’est une question qu’on me pose souvent, il n’y a pas de réponse toute faite. Mais il y a des pistes d’amélioration. Nous avons besoin de personnes extérieures qui constatent ces infractions pour qu’elles nous alertent. Pour cela, je crois que nous devrions, par exemple, établir un statut de lanceur d’alerte comme c’est le cas en France. Pour protéger ces gens. Après, il y a diverses institutions où chacun fonctionne à sa façon et qui permettent de détecter les infractions financières. Prenons l’exemple de la FSMA qui fait un beau travail de veille concernant les délits d’initiés.

Vous reconnaissez qu’il y a de bonnes choses malgré tout ?

…J’ai l’impression de parler dans le vide et qu’à chaque grosse affaire qui éclate, on se sent catastrophé… et puis plus rien. C’est un peu comme lorsqu’on dit que la planète va mal. On le répète depuis des années, les rapports énonçant des catastrophes environnementales font état de situations dénoncées il y a de nombreuses années. Et pourtant on en parle aujourd’hui comme si on découvrait tout ça. Pour la criminalité financière, c’est exactement la même chose. Ce qui se passe, c’est une forme de terrorisme financier, une bombe qui explose tous les jours et qui touche tout le monde.